Il semble y avoir une contradiction entre le nom de cette paracha et son contenu. Car « Lekh Lekha », comme le Rabbi l’explique dans ce discours, signifie littéralement « Va à toi-même », désignant le mouvement d’Abraham vers l’accomplissement de sa tâche. Cependant la paracha décrit une série d’événements qui arrivèrent à Abraham paraissant le détourner de sa mission. Le discours résout la contradiction en explorant en profondeur le sens d’« accomplissement », ou d’« ascension », pour le Juif.

1. Qu’y a-t-il dans un nom ?

Dans la Torah, les noms ne sont pas le fait du hasard. En plus d’un endroit, nous trouvons que le nom d’une personne ou d’une chose nous renseigne sur sa nature. Cela est vrai aussi des parachas. Le nom de chacune d’elles est une indication de son contenu, bien qu’il semble à première vue être simplement tiré des premiers mots de la paracha, et ne se trouve là que par hasard. En effet, le hasard pur n’existe pas : tout arrive par l’effet de la divine Providence, a fortiori s’agissant de la Torah.

Nous pourrions penser que les noms des parachas résultent d’une convention relativement récente, du fait que nous ne sommes pas sûrs qu’ils apparaissent dans le Talmud,1 alors que les noms des Livres de la Torah2 et des divisions de la Michna3 y sont tous mentionnés. Il existe toutefois une loi relative aux documents légaux selon laquelle un nom mentionné dans l’un d’eux est considéré reconnu par la loi de la Torah s’il n’a pas été contesté pendant trente jours.4 A fortiori, les noms des parachas étant demeurés incontestés pendant plus d’un millier d’années, et ayant été mentionnés par les Sages (Rachi,5 par exemple), ils sont définitivement reconnus par la Torah.

Nous pouvons donc résumer le contenu profond de toute la paracha de cette semaine en comprenant les implications de son nom : Lekh Lekha.

2. « Lekh lekha » : va à toi-même

Ces deux mots sont généralement traduits par « Va-t’en (de ton pays et de ta patrie et de la maison de ton père...) ». Mais littéralement ils signifient « Va à toi-même ». « Aller » a pour connotation dans la Torah de progresser vers le but profond de chaque créature qui est de servir son Créateur. C’est ce qui est fortement suggéré dans l’expression « Va à toi-même », c’est-à-dire vers l’essence de ton âme6 et ton but profond, pour lequel tu as été créé.

Tel fut le commandement donné à Abraham, et la première partie du récit l’expose explicitement. Car l’Éternel dit à Abraham de quitter ce milieu païen et d’aller en Terre d’Israël. Et dans le pays même, il « alla en voyageant vers le sud », c’est-à-dire vers Jérusalem. Il avançait progressivement vers un degré toujours croissant de sainteté. Mais nous lisons soudain : « Et il y eut une famine dans le pays, et Abraham descendit en Égypte. » Pourquoi ce revers soudain dans son voyage spirituel, surtout que la paracha entière (comme l’atteste son nom) est censée présenter une relation de progrès continu d’Abraham vers son accomplissement ?

3. Ascension ou descente

Que ce fut un revers, cela semble évident. Aller en Égypte était en soi une descente spirituelle, comme le dit explicitement le verset : « Et Abraham descendit en Égypte. » Et la cause de ce voyage – « Et il y eut une famine dans le pays » – semble aussi être la conséquence de l’occultation délibérée de la bénédiction divine. D’autant plus que D.ieu avait promis à Abraham : « Je ferai de toi une grande nation, et Je te bénirai et Je grandirai ton nom. » N’est-il pas étrange que dès qu’il arriva au pays que D.ieu lui avait montré, une famine le contraignît à partir ?

Une réponse possible est que ce fut là une des épreuves qu’Abraham eut à subir afin de prouver qu’il était digne de sa mission (et le Midrach7 nous dit que, confronté à cette adversité inexplicable, Abraham « ne s’irrita pas et ne se plaignit pas »).

Mais cela ne suffit pas. Car la mission d’Abraham n’était pas uniquement d’ordre personnel ; il avait pour tâche de répandre le Nom de D.ieu et de réunir des adhérents à Sa foi. Le Midrach8 compare ses nombreux déplacements à la manière dont une boîte d’épices doit être secouée pour répandre son arôme à tous les coins d’une pièce. Aussi, une explication de sa descente par l’idée d’un pèlerinage personnel ne résoudra pas la difficulté. Surtout que son effet immédiat fut de mettre en péril la mission d’Abraham. Que l’arrivée d’un homme de D.ieu fût suivie par le signe défavorable d’une famine nationale n’était pas de nature à favoriser la diffusion du Nom Divin.

La suite est encore plus fâcheuse, car une fois Abraham entré en Égypte, sa femme Sarah est enlevée par Pharaon. Et bien que celui-ci ne put ne serait-ce que la toucher,9 cela n’en constituait pas moins une descente caractérisée par rapport à la ligne spirituelle qui semblait leur avoir été tracée.

Et même avant cela, se trouvant à proximité de l’Égypte, Abraham avait dit à Sarah : « Voici, je sais que tu es une femme de belle apparence. » On en déduit qu’il avait déjà commencé à voir avec des yeux « égyptiens » (bien que seulement en comparaison avec son élévation habituelle). Jusque-là, il ne l’avait pas remarqué10 du fait de la spiritualité de leur relation.11

Dès lors, en présence de tant d’indications du contraire, comment considérer toute le récit de Lekh Lekha – tel que son nom le véhicule – comme une ascension continue d’Abraham vers sa destinée ?

4. Préfiguration de l’histoire

Nous pouvons faire un pas de plus vers la solution de ces difficultés en considérant le sens profond du célèbre dicton « Les réalisations des Pères sont un signe pour les enfants ». Cela ne signifie pas simplement que le sort des Pères se reflète dans celui des enfants, mais plus fortement encore, que ce qu’ils font suscite ce qui arrive à leurs enfants.12 Leurs mérites donnent à leurs descendants la force de suivre leur exemple. Les pérégrinations d’Abraham furent une répétition pour l’histoire ultérieure des Enfants d’Israël, et la rendirent possible.

La descente d’Abraham en Égypte préfigure le futur exil en Égypte. « Abraham remonta d’Égypte » présage la rédemption des Israélites. Et de même qu’Abraham partit « riche en troupeaux, en argent et en or », les Israélites quittèrent l’Égypte « avec de grandes richesses ».

Même le mérite qui leur valut d’être sauvés, ils le devaient à Sarah ; car les femmes juives s’étaient gardées de pécher avec les Égyptiens, 13 tout comme Sarah s’était refusée aux avances de Pharaon.

5. La fin est implicite dans le commencement

Vue sous cette lumière, la fin du voyage d’Abraham en Égypte se trouve préfigurée dans son commencement. Car le but final de ce voyage était son départ « riche en troupeaux, en argent et en or », exprimant la manière dont il devait transformer les choses les plus profanes et les plus païennes en instruments du service de D.ieu. Tel fut le but de l’exil des Israélites en Égypte : que la Présence Divine fût sentie en ce lieu implacable entre tous. L’ascension finale était implicite dans la descente.

Notre littérature sainte contient une image qui illustre cette démarche « indirectement directe ». Le Talmud de Babylone, contrairement au Talmud de Jérusalem, n’arrive jamais à ses décisions de façon directe, mais y parvient à travers des digressions et une dialectique qui, au fil de leurs apparents méandres, éclairent plus que ne le ferait une démarche directe. De fait, lorsque les deux Talmuds sont en désaccord, c’est le verdict babylonien qui est toujours suivi.14

Il en va de même pour les apparentes digressions de l’histoire juive : loin de s’écarter de la voie du destin, elles sont un moyen de projeter la lumière divine dans des parties du monde encore intouchées, ce qui est une préparation à – et une partie de –  leur rédemption future.

Le voyage d’Abraham en Égypte ne fut pas une interruption mais une partie intégrante du commandement de « Lekh Lekha » qui était de voyager vers son accomplissement personnel dans le service de D.ieu.

Et tout comme le destin d’Abraham fut celui qu’allait plus tard connaître les Enfants d’Israël, il est également le nôtre. Notre exil, comme le sien, est une préparation à – et par conséquent une partie de – notre rédemption. Et le niveau auquel celle-ci nous fera accéder sera plus élevé que celui que nous aurions atteint sans l’exil. « Plus grande sera la gloire de cette dernière maison (le Temple de l’Ère messianique) que celle de la maison précédente (le premier Temple). »15

L’exil est donc partie intégrante du progrès spirituel ; il nous permet de sanctifier le monde entier par nos actions, et non seulement une petite partie de celui-ci.

Peut-être sera-t-on tenté de demander : « Où ce progrès est-il visible ? Le monde ne semble pas gagner en sainteté ; c’est même le contraire qui semble être le cas. »

Mais c’est là un jugement superficiel. Le monde n’évolue pas selon sa volonté propre. II est façonné par la Providence divine.

Ce qui semble être un déclin en surface fait partie, bien que de manière cachée, d’un processus continu de transformation auquel nous soumettons le monde quand nous consacrons nos actions à la Torah et à la volonté divine. En d’autres termes, le monde connaît une élévation est un ennoblissement constants. Rien ne saurait mieux l’illustrer que l’histoire des différents déplacements d’Abraham, considérés d’abord superficiellement, puis dans leur perspective vraie.

Quelle que soit la situation dans laquelle se trouve un Juif, quand il se consacre sincèrement à son véritable accomplissement selon l’injonction de Lekh Lekha, il situe sa vie et ses actions dans la perspective de la Torah, et prend la place qui est la sienne dans l’avènement de la rédemption future.

(Source : Likoutei Si’hot vol. 5, p. 57-67)