J’aborde l’écriture de cet article avec un sentiment de trépidation et de triomphe. Trépidation en raison de la sensibilité du sujet de la relation de l’orthodoxie avec le féminisme, et de la tempête de mots qui l’entoure. Et aussi en relation avec mon désir que ma contribution à ce débat ait pour seul résultat « de magnifier la Torah et de la rendre glorieuse » (Isaïe 42,31).
Mais j’avoue également un sentiment de triomphe découlant de ma profonde satisfaction devant toutes les nouvelles opportunités qui se sont ouvertes pour les femmes juives contemporaines ayant soif de se rapprocher de D.ieu et de la Torah, de grandir dans les mitsvot et dans l’étude.
Je souhaite sincèrement que nous puissions nous débarrasser des vieilles étiquettes qui nous stéréotypentJe dois d’abord dire que je trouve difficile et dangereux de faire des généralisations sur « le féminisme » ou sur « les féministes ». Il y a autant de diversité, de différends et de conflits idéologiques au sein du « mouvement féministe » lui-même qu’il y en a dans le monde juif contemporain. Il est aussi important que le monde orthodoxe reconnaisse cette complexité qu’il est important que les « féministes » ne caricaturent pas l’orthodoxie comme étant « rigide et inflexible ».
La rhétorique accusatrice des deux côtés est stérile. Je voudrais surtout faire la distinction entre les formes laïques du féminisme basées sur un « matérialisme culturel » néo-marxiste qui ne perçoit la réalité que sous l’angle des questions de pouvoir, d’économie et d’intérêt personnel et celles qui reposent sur une vision du monde plus théologique et spirituelle. Et entre celles basées sur des catégories et des expériences théologiques chrétiennes et celles qui jaillissaient d’une aspiration spécifiquement juive, qui cherchent les trésors enfouis dans la tradition juive en leur apportant une nouvelle lumière.
Je ne me retrouve pas non plus dans le fait de considérer cette question comme un problème avec deux pôles, qui seraient « L’orthodoxie et le féminisme ». Je préfère le considérer dans le contexte plus large du rapport de la Torah à la culture contemporaine. Et à ce niveau, je tiens à souligner ma conviction qu’il est crucial pour nous tous (y compris les féministes) de cesser de livrer les batailles obsolètes de la « modernité ». Et d’arrêter de placer la discussion au sein des dichotomies qui ont caractérisé la période de « modernité » : par exemple, l’individu autonome contre la loi hétéronome ; la raison indépendante contre la foi dogmatique ; la tradition contre l’innovation ; le savoir séculaire contre la Torah, et ainsi de suite.
Nous sommes dans une ère post-émancipation, post-moderne et post-assimilationniste. (Je souhaite aussi sincèrement que nous puissions nous débarrasser des vieilles étiquettes qui nous stéréotypent, y compris même « orthodoxe » et « féministe », et que nous trouvions un meilleur langage pour nous décrire, nous et les autres ; « orthodoxe » n’est même pas un mot hébreu. Le philosophe Wittgenstein a dit : « Les limites de mon langage sont les limites de mon monde. »)
Nous devons comprendre cette nouvelle réalité, et reconnaître que ces dichotomies modernistes ne sont plus intellectuellement opératives ou culturellement efficaces. C’est pourquoi le théologien Michael Novak a prédit : « Vous pouvez être certains que le 21e siècle sera le plus religieux en 500 ans. » Il a fait remarquer que le prestige de l’humanisme séculier qui a été intellectuellement prédominant depuis cinq siècles dans le monde occidental a diminué après l’effondrement de nombre des « religions » qui en ont découlé.
C’est arrivé en raison des bains de sang de Staline, d’Hitler et d’autres, mais cela se produit également dans des domaines intellectuels tels que la physique théorique, la philosophie et la littérature. (Novak commence son article par une citation de l’assez notoire romancier juif américain assimilé Norman Mailer, qui a dit : « Pour moi, la religion est désormais la dernière frontière à atteindre. »)
Il faut comprendre les aspirations spirituelles frustrées dissimulées dans les combats des Juifs d’aujourd’huiLes questions des idéaux pour lesquels vivre et comment mener sa vie de façon juste font partie de la grande soif de « spiritualité » que l’on voit partout en Occident aujourd’hui chez les Juifs et les non-juifs. Les juifs d’aujourd’hui ne cherchent pas à fuir le judaïsme ; au contraire, ils cherchent un chemin de retour. Ce qui est nécessaire aujourd’hui dans l’orthodoxie, je crois, ce n’est pas des réactions plus défensives devant la « modernité ». Ni même, je dirais, des « accommodements » avec celle-ci, mais plutôt une pensée « au-delà » de celle-ci.
En somme, il faut comprendre les aspirations spirituelles frustrées dissimulées dans les combats des Juifs d’aujourd’hui. Et la question des femmes est partie intégrante de tout cela. Le mouvement féministe a exprimé à l’origine les esprits et les cœurs de tant de femmes juives et non juives (bien qu’il ait des racines historiques beaucoup plus profondes – parmi lesquelles je pense que l’on trouve la Torah elle-même), parce qu’il a donné une voix à beaucoup de leurs frustrations existentielles ; il leur a donné un idéal pour lequel se battre et un sens de communauté avec d’autres femmes. Certains de ses excès, cependant, en ont alarmé et repoussé d’autres.
Mais il est également important de remarquer, si je puis crûment généraliser à partir de mon expérience, que la génération actuelle de jeunes femmes, ayant bénéficié des acquis sociaux et juridiques de la génération précédente, est elle-même largement « post-féministe ». Ces jeunes femmes ressentent peu de besoin de critiquer « l’institution de la famille » ou « la maternité ». Elles participent, elles aussi, à la quête spirituelle qui caractérise le monde contemporain. Et en raison de la force de ce désir, elles aussi cherchent leur place devant D.ieu, dans les synagogues et les institutions d’étude, et lisent les textes fondamentaux pour y trouver ce que ceux-ci peuvent leur dire sur leur vie.
En tout état de cause, ces défis ont exigé des érudits et des intellectuels juifs de scruter de nouveau nos sources et d’examiner plus en profondeur certains domaines de la loi juive, ainsi que l’histoire, la littérature et la théologie juives. Ils ont également conduit à la fondation de nombreuses institutions extraordinaires à l’intention des femmes pour l’étude avancée de la Torah aux États-Unis, en Europe et en Israël, et à l’approfondissement du programme pour de nombreuses femmes. Les femmes ont pris d’elles-mêmes de nombreuses initiatives et ont contribué à créer de nouvelles possibilités. Ces tendances, je pense, sont irréversibles.
Les femmes ont pris de nombreuses initiatives et créé de nouvelles opportunités. Ces tendances, je pense, sont irréversiblesEn fin de compte, ma position, en tant que personne qui a bénéficié de ces nouvelles institutions de Torah, est que les plus grandes avancées que les femmes peuvent faire dans tous les domaines de la vie juive contemporaine viendront, avant tout, par la voie de l’étude sérieuse, à travers leur approfondissement et leur maîtrise des sources de toutes les parties de la Torah. Toute théologie et politique contemporaines progressistes pour les femmes juives doivent, enfin, reposer sur une vision de l’unité de la Torah : sur la foi en, et l’étude de toutes ses facettes, la loi juive, la philosophie ‘hassidique, la philosophie juive, le midrash, la Bible et le Talmud. Et le monde orthodoxe devrait se fier à la puissance de l’étude de la Torah et amener les femmes à elle de la manière la plus sérieuse et la plus ardue, en prenant leurs questions au sérieux et en sondant les profondeurs de toutes les parties de la Torah dans un esprit de quête mutuelle, avec la confiance que les réponses seront là, mais avec la conscience qu’il faut d’abord les chercher. Et nous pourrons trouver des surprises en cours de route.
Je ne crains donc pas des défections majeures de l’orthodoxie chez les femmes qui ont été influencées par le féminisme. Je crains plutôt la perte pour l’orthodoxie de tant de femmes juives en recherche, intelligentes et intéressées, qui explorent leurs racines et veulent trouver leur place dans le judaïsme – des femmes qui pourraient se diriger vers l’orthodoxie si celle-ci engageait le dialogue avec elles, si elle encourageait leurs questionnements et exploitait les nombreuses possibilités qui s’offrent à elles dans la loi juive et dans la pensée juive. Le début du Livre de Samuel décrit comment la prière silencieuse de ‘Hanna fut prise par erreur pour celle d’une femme ivre. Mais la prière de ‘Hanna devint plus tard le modèle de la prière de la Amidah. De même, j’espère qu’en s’occupant des questions qui pèsent sur le cœur des femmes juives contemporaines, il y aura de nouveaux développements de « Torat Immekha », « l’instruction de ta mère » (Prov. 1, 8) – c’est-à-dire de la sagesse féminine de la Torah.
De même, je voudrais voir la pensée féministe elle-même remise en question, à son tour, par la Torah : qu’elle revisite ses propres présuppositions, ses valeurs, ses buts, à la lumière de critères tels que le service de D.ieu, la crainte du Ciel, l’humilité, la modestie, l’acceptation du joug de la Torah et ainsi de suite. En d’autres termes, qu’elle réfléchisse à quelles sont les catégories philosophiques et culturelles qu’elle emploie pour sa critique.
Mais il y a une question encore plus grande qui nous interpelle tous, c’est la nature de la dynamique entre la révélation et la tradition, la façon dont la Torah est renouvelée chaque jour, notre compréhension générale sur les plans théologique et historique de ce qui est exigé de nous à notre époque, et comment cela s’inscrit dans les efforts rédempteurs actuels du peuple juif.
Il y a ceux qui voient dans la voix de plus en plus pressante des femmes un niveau plus profond, la considérant dans la perspective du mandat de parfaire le monde à travers la souveraineté de D.ieu. D’autres la considèrent sous un jour moins positif, en termes de « descente des générations ». Comme on le sait, l’une des justifications données dans les générations précédentes pour la création d’écoles de femmes était la nécessité pragmatique de fortifier la femme juive contre les influences extérieures de plus en plus nombreuses.
Mais d’autres la considèrent comme faisant partie d’un processus métaphysique plus vaste. Dit de manière moins dramatique, ces dernières générations bénéficient des efforts cumulés des Juifs tout au long de leur histoire pour réparer le monde et y apporter de la lumière grâce à la Torah. Dit de manière plus dramatique, plus une génération est éloignée du Sinaï, plus elle est proche de la rédemption finale et de l’ère messianique. Certains ont également fait valoir, y compris le Rabbi de Loubavitch, que la raison pour laquelle nous avons mérité l’augmentation de l’étude de la Torah pour les femmes dans ces dernières générations est précisément cette proximité. Cela fait partie de la préparation à – et c’est déjà un « avant-goût » de – la Rédemption. Une caractéristique déterminante de cette ère future est un grand accroissement de la connaissance et de la sagesse ; et tout comme avant le Chabbat on goûte chacun des plats qui seront dégustés lors du repas de Chabbat, nous avons dès à présent un aperçu de cet état futur.
Cette notion est aussi basée sur une connexion plus profonde des femmes à l’ère messianique dans la compréhension kabbalistique et ‘hassidique du rôle du féminin à l’Ère de la rédemption et dans le Monde futur : à ce moment, tous les aspects « féminins » du monde s’élèveront à la plus haute stature, lorsqu’ils émergeront de leur dissimulation et de leur diminution dans le monde non rédimé. (En ce sens, le « féminin » comprendrait aussi tout le peuple juif, qui fut souvent éclipsé et réprimé par les nations du monde, et dont la valeur fut sans cesse remise en question, et la vie menacée.)
« La femme qui entoure l’homme », désigne le plus haut niveau de révélation divineEt c’est là la raison la plus profonde, soutient cette ligne de pensée, pour laquelle les innovations et l’augmentation de l’étude de la Torah des générations récentes résonnent d’autant plus chez les femmes. C’est l’expression du sens profond du fameux verset des Proverbes (12,4) : « Une femme de valeur est la couronne de son mari », et celui du prophète Jérémie (31,21) : « La femme entourera l’homme. » La couronne, symbolisant dans la Kabbale l’attribut divin le plus élevé de « Keter », se trouve au-dessus de la tête et l’encercle. De même, dans la prophétie de Jérémie, « la femme qui entoure l’homme », désigne le plus haut niveau de révélation divine, en mode de cercle (makif). Dans un cercle, tous les points sont équidistants du centre, à l’inverse de la structure hiérarchique d’une droite. Un cercle symbolise aussi le transcendant qui ne peut être contenu et délimité. La cérémonie de mariage où la mariée tourne autour du marié et le texte des bénédictions nuptiales font allusion à cela.
J’avoue être attiré par cette vision des choses. Et dans mes moments les plus optimistes, j’aimerais même voir le mouvement féministe « laïque » dans son ensemble, avec tous ses problèmes et tous les éléments avec lesquels je suis en désaccord, comme faisant en fin de compte, en quelque sorte, partie de cela. C’est-à-dire que je voudrais trouver l’étincelle divine qui s’y cache, tout en reconnaissant simultanément ce qui, dans son emballage, doit être rejeté. Je reconnais également la nécessité de maintenir une saine tension dialectique entre l’idéal et le réel. Je ne veux pas réduire à l’état partiel et fragmentaire ce qui est absolu.
Le verset bien connu de Psaumes 2,11 dit : « Servez D.ieu avec crainte, et réjouissez-vous avec tremblement », qui est aussi une autre façon de parler de la trépidation et du triomphe. Ce mélange de joie et de tremblement est, je pense, une constante dans une vraie vie religieuse (voir Berakhot 30b). La joie de la proximité de D.ieu et de la Torah entraîne aussi la crainte et le tremblement devant leur grandeur et leur sainteté infinies. Il faut se méfier d’une joie qui n’a pas en elle un élément de tremblement. Ma joie des choses positives que « le féminisme » a apportées à « l’orthodoxie » n’est pas sans tremblement ; et je souhaiterais que les féministes, également, aient dans leurs priorités ce sentiment de crainte et de tremblement face à D.ieu et à la Torah.
Enfin, la Torah est également comparée au feu, et comme dit le Talmud, « de même que le feu n’acquiert pas l’impureté, la Torah n’acquiert pas non plus l’impureté » (Jérémie 23,29, Berakhot 22a). Malgré mon tremblement, je crois au pouvoir de la Torah et de la vérité de faire en sorte qu’en fin de compte, ce qui est bon, juste et vrai et rédempteur dans les questions que les femmes mettent en évidence conduira à une augmentation et à un renforcement de la Torah. Ce qui ne l’est pas, ne durera pas. Comme le dit le Talmud (Sotah 11b) : « Par le mérite des femmes justes de cette génération, les Juifs furent rédimés d’Égypte. » Puisse-t-il en être également ainsi pour nous et pour les femmes justes de notre génération.
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