Mon mari, Asher, est un bibliomane. Oui, c’est un vrai mot. Il suffit de le chercher dans le dictionnaire. D'après le Webster, c’est « celui qui a la manie de livres. » Lorsque nous nous sommes rencontrés, il a essayé de me mettre en garde, mais je n’avais aucune idée de ce qu’il voulait dire. Je veux dire, il m’a dit qu’il aimait les livres et en avait beaucoup. Mais je lui ai aussi dit que j’aimais les livres et que j’en avais beaucoup. Pour moi, « beaucoup de livres » signifiait que l’étagère entière en était remplie, sans poteries, albums photo et autres bibelots. Pour lui, cela signifiait que des étagères allant du sol au plafond recouvraient tous les murs de l’appartement, et que les placards et l’espace sous les lits servaient également de zones de stockage livre.

Les livres ne sont pas seulement destinés à être lus, mais ils parlent également

Mais, au fil des ans, je suis parvenue à comprendre la relation que mon mari entretient avec ses livres. Voyez-vous, pour lui, les livres ne sont pas des objets. Les livres sont notre connexion à notre passé, à notre histoire, à notre peuple, à notre survie et à notre avenir. Ils racontent des histoires, donnent du sens, établissent une base et nous donnent une assise. Le Rabbi de Loubavitch, Rabbi Mena’hem Mendel Schneerson, de mémoire bénie, enseignait l’importance d’avoir une maison remplie de livres saints, un bayit malei sefarim, au sens le plus littéral. Quelle meilleure décoration que les paroles de nos ancêtres ?

Page de titre originale de Emek HaMalekh, publié à Amsterdam en 1648.
Page de titre originale de Emek HaMalekh, publié à Amsterdam en 1648.

J’ai été moi-même témoin du fait que les livres ne sont pas seulement destinés à être lus, mais qu’ils parlent également. Parfois très fort. Chez nous, nous avons la chance d’avoir des textes juifs qui ont survécu des centaines d’années, dont certains ont traversé clandestinement la Shoah, d’autres qui ont échappé aux feux de l’Inquisition, tous remplis des écrits, de notes, de taches de cire et d’empreintes digitales des générations passées.

Mais nous avons deux livres en particulier qui m’émeuvent plus que les autres. Ce ne sont pas les plus rares, ni les plus impressionnants. L’un est plein de trous de vers qui s’y sont frayé un chemin en le grignotant. Mais cependant, ils sont mes préférés. Car ces livres me montrent de quelle manière, au sein de tous nos voyages individuels et collectifs dans nos vies, nous trouverons toujours le chemin du retour chez nous.

Mon mari a trouvé le premier livre, Emek Hamelekh (La Vallée du Roi), quand une bibliothèque en Israël, après de nombreuses années, a vendu son contenu. Le livre est un ouvrage de Kabbale, écrit par Naftali Bakharakh, et est l’une des premières présentations des enseignements du grand maître de la Kabbale de l’époque de la Renaissance, Rabbi Isaac Louria. Ce livre fut publié à Amsterdam en 1648, la même année que les massacres de Chmielnicki en Pologne, dans lesquels des dizaines de milliers de Juifs (la moitié de la communauté juive de la Pologne) furent brutalement assassinés. Cette année fut aussi l’époque de Descartes, c’était six ans avant la désignation de nom de la ville de New York et six ans après la mort de Galilée.

Lettre au dos du livre Emek HaMelekh, datée de 1721.
Lettre au dos du livre Emek HaMelekh, datée de 1721.

Ce livre avait été bien conservé, en partie dû au fait qu’il avait été conservé si longtemps dans cette bibliothèque. Quand nous l’avons regardé pour la première fois, nous avons découvert une lettre au dos du livre. La lettre, manuscrite, est datée de 1721, et était une dédicace qui disait :

Ce livre, appelé Emek Hamelekh, m’a été donné comme un cadeau, à condition que j’étudie avec et que je rappelle leurs noms pour de bonnes choses dans notre ville sainte d’Hébron. Puisse le Ciel doubler leur mérite. J’écris cela maintenant ici, le 15ème jour du mois de ‘Hechvan, en l’an 5482 (1721). Et aussi pour rappeler le nom de l’honorable et modeste femme de valeur, la rabbanite Bila, dont il est dit qu’elle est la fille d’une femme qui reçoit du bonheur de ses enfants.

Nous avons amené le livre à un expert en manuscrits rabbiniques

Nous avons amené le livre à un expert en manuscrits rabbiniques, et il a déterminé que cette lettre correspondait à l’écriture de David Melamed, qui avait voyagé en compagnie du rabbin Yisrael Cohen, en Hollande, à Venise, puis, en l’an 1721 (quand il écrivit l’inscription), en Allemagne. Ils étaient partis de Hébron en 1718 pour récolter des fonds pour la communauté de cette ville sainte.

Il était de coutume d’écrire une inscription à la fin d’un livre quand on en avait achevé l’étude. Donc l’hypothèse est qu’il avait reçu le livre à Hébron, et que celui-ci est resté avec lui tout au long de ses voyages. Quand il en eut fini la lecture, en 1721, il écrivit ensuite la dédicace au mérite de ceux pour qui il avait étudié.

Couverture originale de Brit Menou'hah, publié à Amsterdam en 1648.
Couverture originale de Brit Menou'hah, publié à Amsterdam en 1648.

Dix jours après que ce livre arriva pour orner nos étagères, mon mari reçut un appel de quelqu’un qui savait qu’il avait l’amour de ces textes rares. Il détenait un livre, dans un état terrible, mangé par les vers, qui avait été extrait d’une guenizah, un lieu spécialement désigné où les livres juifs et les objets de culte sont enterrés quand ils ne sont plus utilisables. Il avait trouvé ce texte en particulier et avait pensé que mon mari pourrait l’apprécier.

Mon mari est connu comme quelqu’un qui essaie toujours de sauver les livres juifs. Malheureusement, des textes juifs relativement peu nombreux qui ont survécu aux guerres et aux pogroms, beaucoup sont maintenant délaissés, perdus ou détruits. Asher a fait l’une de ses causes de trouver ces textes et leur trouver une maison appropriée. Parfois, nous sommes en mesure de les prendre nous-mêmes, d’autres fois il trouve des parents adoptifs cherchant à recueillir et à aimer l’un de ces textes rares.

Donc, inutile de dire que lorsque nous avons appris qu’il y avait un livre qui cherchait désespérément une étagère où se poser, nous étions intéressés de voir de quoi il s’agissait. Nous avons trouvé un livre qui était à peine lisible, car les vers avaient creusé leur chemin au travers de la plupart des textes. Je regardais mon mari en parcourir délicatement les pages, quand soudain il se figea.

Je regardais mon mari parcourir délicatement les pages

En regardant la page de titre qui, miraculeusement, n’avait pas été endommagée, il a remarqué que le texte, appelé Brit Menou’hah (L’Alliance de Paix), avait également été imprimé à Amsterdam, et également en 1648. De plus, c’était un ouvrage de Kabbale, ce qui en soi était extrêmement rare pour de telles éditions, et les registres indiquent que ces deux livres furent imprimés à des moments très proches, peut-être même dans la même imprimerie à Amsterdam.

Dédicace au dos de la page de titre de Brit Menou'hah, datée de 1721.
Dédicace au dos de la page de titre de Brit Menou'hah, datée de 1721.

Et puis, au dos de la page de titre, il y avait encore une fois une lettre manuscrite, d’une écriture très différente de la première. Cette lettre dit :

J’ai donné ce livre à rabbi David Melamed de la Terre Sainte, de la ville de Hébron, et aujourd’hui est le mois hébraïque de Sivan, 5481 (1721).

Ce qui veut dire que ces deux livres, qui entrèrent en notre possession à dix jours d’intervalle, furent tous deux imprimés à Amsterdam en 1648 et, d’une manière ou d’une autre, parvinrent à David Melamed autour de l’année 1718, l’accompagnèrent dans ses voyages à travers l’Europe, puis les deux livres se séparèrent à un moment donné après 1724 (l’année de son retour à Hébron).

Or, d’après les cachets et les signatures, il semble que le premier livre ait séjourné à Varsovie et en Russie avant de revenir en Israël, où il passa de nombreuses années dans une bibliothèque. Le second livre se trouvait vraisemblablement au Maroc jusqu’à ce qu’il revint en Israël.

Toutes les indications convergent vers ceci : ces livres, imprimés il y a 363 ans dans la même ville, et possédés par la même personne, furent séparés l’un de l’autre pendant au moins 250 ans, jusqu’à ce cette journée incroyable, il y a quelques années, où nous étions dans notre appartement de Jérusalem et où nous les avons réunis sur notre étagère.

Pages rongées par les vers.
Pages rongées par les vers.

Nous ne savons pas comment nous avons mérité d’être les destinataires de ces trésors, ou quelle peut avoir été notre connexion avec son propriétaire. Mais encore une chose qui est vraiment incroyable, c’est que la personne qui fut envoyée de Hébron après David Melamed était un homme du nom de Yom Tov Crispo. Il quitta Hébron autour de 1724 et voyagea en Italie.

Il est difficile de savoir pour sûr, mais notre nom de famille est Crispe (originellement Crispo) et la famille de mon mari est italienne...

Les livres eux-mêmes – le papier, la reliure, l’histoire – sont sacrés

Quand le Rabbi insistait sur le fait que chaque famille juive devrait avoir une maison remplie de livres, ce n’est pas uniquement pour les connaissances qu’ils contiennent. Si leur signification et leurs enseignements sont d’une importance incroyable, les livres eux-mêmes – le papier, la reliure, l’histoire – sont saints. Ces livres ne sont pas seulement nos amis, ils sont notre famille. Car les Juifs sont le Peuple du Livre.

Cette semaine même, nous célébrons l’importance des textes juifs et de leur rôle essentiel dans notre vie. Hei Tévet (le 5ème jour du mois hébraïque de Tévet), est appelé par les ‘hassidim ‘Habad « Didane Notsa’h », ce qui signifie « Nous avons été victorieux ! ». C’est le jour où le tribunal américain a statué que la Bibliothèque ‘Habad appartenait aux ‘hassidim, et non à une personne en particulier. En grande partie, la décision fut la conséquence du témoignage de l’épouse du Rabbi, la Rabbanite ‘Haya Mouchka, qui déclara que, tout comme le Rabbi appartient à ses ‘hassidim, de même les livres appartiennent aux ‘hassidim.

Être victorieux signifie apprendre que la véritable propriété ne vient pas de ce que vous avez matériellement, mais de ce que vous intériorisez et faites vôtre. Car les histoires que les livres racontent vont bien au-delà ce qui se trouve dans les pages.

Didane Notsa’h est célébrée par l’achat de nouveaux livres pour la famille, et en augmentant l’étude de ces textes. Inutile de vous dire que c’est le jour préféré de mon mari dans l’année. Si seulement nous avions plus d’espace au mur...