Un jour, Rabbi Chnéour Zalman devait, dans le cadre de ses visites aux différentes communautés que formaient ses disciples, passer par un petit bourg. Quand il y arriva, il le trouva en proie à une excitation insolite : le feu s’était déclaré dans l’une des maisons et il menaçait de s’étendre à toute la bourgade.
Non loin dans les environs se trouvait un camp militaire. L’incendie qui s’était rapidement développé faisait rage quand les soldats reçurent l’ordre d’aider à le maîtriser. Civils et militaires firent la chaîne, se passant des seaux d’eau qu’on remplissait dans la rivière. Mais on avait beau essayer d’éteindre les flammes, au lieu de diminuer, elles gagnaient en force et menaçaient d’embraser toutes les maisons voisines. Les constructions étaient en bois ; un vent violent soufflait qui attisait le feu et faisait voler les flammèches dans toutes les directions. Les choses allaient si vite que ce n’était plus désormais qu’une question de minutes pour que l’incendie, se communiquant de proche en proche à toutes les maisons du bourg, réduisît celui-ci à un amas de ruines.
Rabbi Chnéour Zalman se dirigea vers le lieu du sinistre. Une fois là, il demeura quelques instants, appuyé sur sa canne, les yeux fixés sur les flammes grondantes. Soudain, le vent se calma, et le feu commença à diminuer d’intensité. Quelques minutes encore et comme par enchantement, il s’éteignit complètement. Les habitants, que la catastrophe imminente avait terriblement angoissés, poussèrent un soupir de soulagement. « C’est un miracle », s’écrièrent-ils. C’en était effectivement un.
Quand les soldats revinrent au camp, le capitaine les félicita pour le beau travail qu’ils avaient accompli. Mais ils dirent : « Ce n’est pas à nous que revient le mérite d’avoir éteint le feu ; il revient à un saint rabbin, et il l’a fait rien qu’avec l’intensité de son regard ! »
Le capitaine envoya chercher le rabbin en calèche. Quand ce dernier arriva, le militaire le salua avec respect, le pria de s’asseoir, puis lui posa cette question :
– Peut-être êtes-vous le fils ou le petit-fils de Rabbi Israël, ce saint que tout le monde connaît sous le nom de Baal Chem Tov ?
– Je suis en effet son petit-fils, mais dans un sens spirituel, répondit Rabbi Chnéour Zalman, expliquant qu’il était le disciple du disciple de Rabbi Israël. Et puisque les maîtres de la Torah et du mode de vie juif, ajouta-t-il, sont véritablement les pères et les grands-pères, je considère le Baal Chem Tov comme mon aïeul.
– Dans ce cas, fit le capitaine, je ne suis pas du tout surpris qu’à son exemple, vous opérez vous aussi des miracles. Laissez-moi vous conter ce qui arriva à mon père quand il rencontra votre aïeul, car il l’a rencontré une fois.
Mon père était général d’armée, et faisait faire à ses troupes des manœuvres à proximité de la ville de Medziboz. Ses fonctions l’avaient obligé à s’éloigner de chez lui, bien que sa femme fût enceinte. Des nouvelles d’elle l’auraient certes rassuré, mais il n’en recevait point. Et à mesure que les jours passaient et que le silence se prolongeait, son inquiétude ne faisait que croître. Il en était là de son tourment quand la Providence lui fit rencontrer quelqu’un. Celui-ci lui dit que dans la ville proche vivait un saint à qui tous les secrets étaient révélés. Pourquoi n’irait-il pas le consulter ?
Le saint Rabbi refuse
C’est ainsi que mon père envoya son aide de camp prendre rendez-vous avec le saint rabbin. Mais ce dernier refusa de voir mon père, alléguant que cela n’était pas nécessaire. Mon père, habitué à commander, envoya de nouveau son aide de camp au rabbin, et cette fois avec des menaces : il lâcherait ses troupes sur les Juifs de la ville, ce qui causerait à ceux-ci beaucoup d’ennuis, si le Baal Chem Tov persistait dans son refus. Le saint rabbin accepta alors de rencontrer mon père.
Au jour et à l’heure fixés, celui-ci, accompagné de son aide de camp, se rendit à la maison du Baal Chem Tov. À son entrée, il aperçut, par une porte ouverte qui donnait sur une pièce intérieure, le saint rabbin. Il était à sa table de travail profondément absorbé par la lecture d’un livre. C’était là une scène qui n’avait apparemment rien d’insolite. Pourtant, mon père en fut si impressionné qu’il eut le sentiment de se trouver en présence d’un monarque. Cédant à l’habitude, il s’arrêta un instant devant une glace pendue dans le vestibule afin de vérifier que tout était parfait dans sa tenue.
Le merveilleux miroir
Soudain, quelque chose de merveilleux se produisit. Pendant que mon père regardait dans le miroir, son image disparut, et il vit à sa place une route qui se déroulait devant lui ; elle conduisait à sa ville natale. Le décor se transformait comme s’il y avançait lui-même, monté sur son cheval. Bientôt ce fut la ville que mon père reconnut, les lieux familiers, la rue où il demeurait, et enfin sa maison. La porte s’ouvrit, et voilà sa femme qui, installée à la table qu’il connaissait si bien, était en train de lui écrire une lettre. Il pouvait même lire ce qu’elle lui écrivait : elle l’informait qu’elle avait mis au monde un garçon, que tous deux, elle et l’enfant, se portaient bien, et qu’elle espérait le retour proche de mon père. Tout près d’elle, comme pour confirmer ce qu’elle écrivait, se trouvait un berceau, et un bébé y dormait paisiblement...
La scène disparut comme elle était apparue, et mon père se retrouva face au miroir, en train de regarder fixement sa propre image ; il était si pâle et si bouleversé qu’il eût de la peine à s’y reconnaître. Il trouva moyen de bredouiller des remerciements au saint rabbin et se retira en hâte.
Le bébé, c’est moi
De retour au camp, il trouva, qui l’attendait, la lettre de sa femme. Il l’a reconnu aussitôt ; elle était identique à celle qu’il venait de voir dans le miroir merveilleux.
Et voilà. Mon père tenait un journal, il y consigna cette expérience extraordinaire. Ce journal est maintenant en ma possession. Le bébé dans son berceau qu’il avait vu dans la glace n’était autre que moi-même.
Ceci dit, le narrateur se leva, alla chercher l’épais journal relié de cuir et le mit entre les mains de Rabbi Chnéour Zalman.
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