À Pourim, chez le Baal Chem Tov, il régnait de coutume une véritable atmosphère de joie intense. Les ‘hassidim étaient fort nombreux à se rendre ce jour-là chez le saint Rabbi pour partager avec lui les réjouissances du banquet traditionnel de la fête. Mais l’essentiel en était l’enseignement des grandes vérités de la Torah que le Rabbi prodiguait à cette occasion, et qui s’inscrivait alors profondément dans les esprits et les cœurs.

« Haman, le petit-fils d’Amalek, disait-il, a puisé son pouvoir dans l’art, que pratiquait déjà son ancêtre, de refroidir l’enthousiaste attachement des Juifs au Tout-Puissant. Mais cela, c’est l’Amalécite de l’extérieur. Cependant, il en existe un autre, calculateur et sournois, qui se cache dans l’âme de chacun. Il ne réussit pas toujours à détacher un Juif de la Torah, mais il parvient parfois à réduire l’enthousiasme avec lequel un Juif se doit d’accomplir les Mitsvot. Mais oui, disait-il, Amalek réussit parfois à s’infiltrer dans l’accomplissement même d’une œuvre vertueuse. La seule parade à sa perfidie, mes frères, consiste à faire une Mitsva avec chaleur, avec flamme, avec enthousiasme. On y réussit si l’on sait servir D.ieu avec joie ; avec la joie au cœur. » Ainsi, on était en effet fort gai chez le Baal Chem Tov quand venait Pourim.

Le Baal Chem Tov s’était attaché tout particulièrement son fidèle disciple Rabbi Méir (qui devint célèbre par la suite sous le nom de Rabbi Méir Margalith, l’auteur de l’ouvrage Méir Netivim). Ce jour-là de Pourim, Rabbi Méir avait amené avec lui son plus jeune fils, Saül. Saül était encore à l’époque un petit garçon, mais il était doué d’une intelligence aiguë et disposait, par surcroît, d’une voix très agréable. C’était la première fois qu’il venait chez le Rabbi et il s’y plut beaucoup.

Quand Pourim fut passé, Rabbi Méir se disposa à rentrer chez lui, à Lemberg, où il était rabbin. Le Baal Chem Tov lui dit : « Laisse-moi le petit Saül pendant quelques jours. Je te le ramènerai moi-même après Chabbat, si D.ieu veut. »

– Si Saül veut rester, je suis tout à fait d’accord, répondit Rabbi Méir. Veux-tu rester chez le Rabbi jusqu’après Chabbat ? demanda-t-il à son fils. Tu ne pleureras pas ?

– Oh ! Je veux bien rester, répondit vivement l’enfant. C’est gai, ici. Je ne pleurerai sûrement pas.

Ainsi, le petit Saül demeura chez le Baal Chem Tov, qui se mit à étudier le ‘Houmach avec lui. Il choya l’enfant et, le Chabbat, le pria de chanter à plusieurs reprises. Ils s’attachèrent beaucoup l’un à l’autre, l’enfant et le vieux maître.

À la fin du Chabbat, le Baal Chem Tov fit seller le cheval et mettre les attelles. Il convia plusieurs disciples à l’accompagner, installa Saül à ses côtés et partit faire le voyage prévu.

Au bout d’un certain temps, ils passèrent devant une auberge d’où s’écoulaient les chants avinés des paysans ivres. Manquait-il des auberges sur la route ? Non, certes. Pourtant, c’est dans celle-là que le saint Rabbi décida de s’arrêter quelques instants. Puisque tel était son désir, il n’y avait pas à discuter. On fit donc halte en ce lieu et l’on entra dans une salle pleine à craquer de gaillards totalement ivres, ou presque. Le Baal Chem Tov se tint quelques instants en silence parmi eux, tenant par la main le petit Saül, puis, brusquement, il s’écria dans cette langue paysanne qu’il connaissait fort bien : « Un peu de silence, ici ! »

Le plus beau Chant

Aussitôt, le silence plana. Le Baal Chem Tov alors dit aux paysans :

« Voulez-vous entendre comment il faut faire pour chanter juste ? Voici un petit garçon qui va vous le montrer. Écoutez de toutes vos oreilles ! » Puis, il dit à Saül : « Va, petit ! Chante pour ces gens. Chante-leur Chochanath Yaakov et montre-leur ce que tu sais faire. Mets-y tout ton cœur, mon petit ! »

Saül ne se fit pas prier et se mit à chanter comme jamais il ne l’avait fait. C’était un fleuve de douceur qui s’écoulait, une marée d’émotion contenue. Personne n’échappa au charme de cette voix. Quand il en eut fini, les applaudissements crépitèrent en salves au milieu de tumultueuses ovations.

Sur ce, le Baal Chem Tov fit signe à trois enfants russes de venir chez lui et leur demanda leurs noms : « Je m’appelle Ivan », dit l’un. « Et moi, je m’appelle Stépan », dit l’autre. « On me nomme Anton », dit le troisième.

– Eh bien ! conclut le Baal Chem Tov, voici Saül. Je vous le présente. Voyez-vous, mes enfants, vous faites connaissance aujourd’hui ensemble et il n’y a nulle haine dans vos cœurs. Restez ainsi. Que la paix règne entre vous. Et il donna le signal du départ.

Tous le long de la route, les disciples du Baal Chem Tov, et Saül non moins que les autres, se creusèrent la tête pour essayer de comprendre les raisons qui avaient dicté au Baal Chem Tov son comportement.

Les années passèrent et le petit Saül atteignit l’âge adulte. Bientôt sa réputation grandit autant pour son érudition qu’en raison de ses qualités de négociant. Il voyageait beaucoup pour ses affaires.

Or, un jour, il était en route, rentrant chez lui pour la fête de Pourim, quand, soudain, dans un bois, trois voleurs de grand chemin lui barrèrent le chemin, armés de coutelas et de piques. Ils le dépouillèrent de la grande somme d’argent qu’il portait sur lui, puis l’attachèrent à un arbre et se disposèrent à l’assassiner.

Saül leur demanda de lui accorder quelques instants de répit pour lui permettre de réciter le vidouï et se préparer à mourir. On lui donna satisfaction. Tout en récitant le vidouï, Saül songea à sa femme et à ses enfants qui désormais attendraient en vain son retour et ses pensées s’égarèrent sur cette fête de Pourim pour laquelle il rentrait et que, cette fois-ci, les siens ne pourraient célébrer en sa compagnie ; un regret le saisit en songeant que plus jamais il n’aurait la joie d’accomplir les Mitsvot liées à cette fête ; et pourtant, malgré lui, la pensée de Pourim s’empara de lui, évoquant le souvenir de cette saine gaieté, de cette joie et de cette allégresse ! Il en éprouva comme un reflet et, brusquement, se décida de faire joyeusement ses adieux à la vie en chantant une dernière fois le chant de Pourim « Chochanath Yaakov ».

Ce fut à nouveau ce fleuve de douceur, cette marée d’émotion contenue qu’il avait créées, enfant, lorsqu’en compagnie du Baal Chem Tov il s’était arrêté dans une auberge d’ivrognes. Il chanta, les yeux fermés, dans l’attente du coup mortel. Mais il acheva le chant et rouvrit les yeux, étonné : rien ne s’était passé ! Et pour cause ! Les trois bandits se tenaient là, comme enracinés, comme emportés par un rêve. Il les regarda plus attentivement et les reconnut : « Tu es Ivan, dit-il ; Toi, Stépan ! Et toi, Anton ! »

Mais ils l’avaient reconnu, eux aussi, déjà à son chant. « Pardonne-nous ! », l’implorèrent-ils. Ils le détachèrent, lui rendirent tous son avoir et l’accompagnèrent à travers la forêt. « Jamais plus nous ne volerons ! », lui promirent-ils quand fut venu le moment des adieux.

Enfin, Saül comprit pourquoi le Baal Chem Tov s’était arrêté en cette curieuse auberge et avait tenu à lui présenter ces enfants russes. Il rentra chez lui sain et sauf, remercia D.ieu de lui avoir sauvé la vie et jamais de sa vie il ne célébra un Pourim aussi joyeux que cette année-là.