Peu après la découverte de l’imprimerie en Europe, l’Italie devint le centre principal pour l’impression des livres sacrés hébraïques. Dans ce pays, en 1475, une vingtaine d’années après que fut imprimé le premier livre en Europe – qu’on appela la Bible de Gutenberg – existaient deux établissements qui s’occupaient de l’impression des livres hébraïques. L’un se trouvait au nord, dans une petite ville (Piove di Sacco) proche de Padoue. Là, un Juif, à la fois érudit et médecin, nommé Mechoullam Cuzi, veillait à l’impression d’Arbaah Tourim, le célèbre code la Loi judaïque compilé par Rabbi Jacob ben Rabbénou Achère de Tolède. À l’autre extrémité de la péninsule, dans la ville de Reggio, en Calabre, un autre Juif, Abraham ben Garton, faisait imprimer le célèbre commentaire de Rachi sur le ‘Houmach. Cet ouvrage parut le 10 Adar en l’an 5235 (1475), il fut le premier en date des livres hébraïques imprimés.
Environ dix ans après (en 1484), un Juif nommé Israël Nathan fonda une imprimerie à Soncino, petite ville de Lombardie au nord de l’Italie. Ce fut le début de la célèbre imprimerie Soncino, dirigée par la famille Soncino (dont le nom avait été emprunté à la ville). L’œuvre d’Israël Nathan fut poursuivie par son fils Salomon Josué Soncino, qui transféra l’imprimerie à Naples. Le premier Tanakh imprimé sortit des presses de cette maison (en 1488), ainsi que beaucoup d’autres ouvrages hébraïques (une quarantaine en tout). Encore plus actif fut un neveu de Salomon Josué, Guerchom ben Moché Soncino, qui réalisa l’impression de quelque dix-sept incunables (livres imprimés avant 1500), et de quatre-vingts autres ouvrages après cette date jusqu’en 1534. La tradition fut conservée par le fils de Guerchom, Eliézer, et le petit-fils, Guerchom.
Toutefois, la plupart des anciens livres hébraïques, aussi bien les incunables que ceux imprimés au 16ème siècle, furent produits par des maisons non-juives, employant des imprimeurs et des correcteurs juifs. Le plus connu des imprimeurs non-juifs fut Daniel Bomberg, un homme d’affaires flamand qui s’était établi à Venise. Il était aussi un remarquable hébraïsant.
L’essor extraordinaire de l’imprimerie fut qu’une âpre concurrence opposa les quelques établissements existants les uns aux autres.
En 1548, après trente ans d’activité, l’imprimerie Bomberg de Venise dut fermer ses portes. L’une des raisons en fut cette concurrence implacable, et surtout l’installation en 1545 de l’imprimerie hébraïque de Marcantonio Giustiniani non loin du Rialto, à Venise même. Celui-ci bénéficia ainsi du monopole pendant quelques années non seulement en Italie, mais bien au-delà, l’époque ne comptant que trois imprimeries hébraïques dans le monde. Cette rareté ne pouvait que rendre exorbitants les frais d’impression, ce qui interdisait à nombre de manuscrits de voir le jour sous cette forme nouvelle.
Au cours de cette période, le grand Rabbi Meïr (connu sous les initiales MaHaRaM, pour Morénou HaRav Méïr) de Padoue avait préparé pour la publication une édition nouvelle du Rambam (Code de Rabbi Moché ben Maïmone, ou Maïmonide). Giustiniani ayant demandé un prix très élevé pour l’imprimer, le Maharam persuada un aristocrate italien, Alvise Bragadia, de fonder une nouvelle imprimerie. De ses presses sortit l’ouvrage du Rambam en 1550.
Giustiniani, sans perdre de temps, fit paraître sa propre édition du même ouvrage et cette fois, à un prix bien inférieur, dans le but de ruiner l’imprimerie rivale.
Rabbi Meïr considéra avec raison ce geste comme une atteinte à la propriété littéraire. Il obtint des rabbins italiens autorisés une déclaration engageant les Juifs à acquérir le Rambam publié par Rabbi Meïr à Padoue, et non l’autre.
Ce fut la guerre entre les deux imprimeries rivales. Elles s’accusèrent réciproquement de publier des livres dont le contenu était un outrage à la foi catholique. Elles payèrent, chacune de leur côté, des mechoumadim (apostats) qui « découvrirent » des passages offensants selon leur propre interprétation, et n’hésitèrent pas à témoigner dans ce sens. Les victimes de cette rivalité furent les livres hébraïques sacrés, et particulièrement le Talmud dont Giustiniani avait fait une nouvelle publication.
Des livres « blasphématoires »
Les temps n’étaient pas favorables aux Juifs. Quelques décennies seulement s’étaient écoulées depuis qu’ils avaient été cruellement chassés d’Espagne, du Portugal et d’autres pays chrétiens. L’Inquisition sévissait toujours contre les hérétiques et les livres hérétiques. Pendant ce temps, la papauté était sérieusement ébranlée par la Réforme, et une nette tendance à la réaction se dessinait à Rome.
Le pape Jules II (1550-1555) prêta une oreille complaisante aux dénonciations dont étaient l’objet le Talmud et les ouvrages rabbiniques que les imprimeries rivales n’avaient pas manqué de lui soumettre, avec la caution des renégats juifs qui avaient consenti à vendre leur âme pour de l’argent. Le pape nomma un comité de cardinaux pour étudier le dossier. Ils confirmèrent les charges portées contre les Juifs. Le 12 août 1553, le pape déclara « blasphématoires » le Talmud et les ouvrages similaires, et les condamna à être brûlés publiquement.
Un mois plus tard, à Roch Hachana de l’an 5314, qui tombait un Chabbat, un immense autodafé eut lieu au cœur de Rome. Un nombre impressionnant de livres hébraïques, saisis dans des foyers juifs, dans des synagogues et dans des écoles, furent jetés dans les flammes. Les agents de l’Inquisition ne prirent même pas la peine de contrôler ces livres. Sans discrimination, du moment qu’ils étaient hébraïques, ils devaient être détruits.
Non contente de cet autodafé romain, l’Inquisition fit appel à tous ceux qui étaient à la tête des différentes provinces de la péninsule, et aux évêques, afin que partout fussent brûlés publiquement les livres hébraïques. On répondit avec joie à cette invitation. La destruction la plus importante eut lieu à Venise, où de grandes quantités de livres furent saisies dans les dépôts des imprimeurs. Encore une fois sans discrimination, on s’empara de tout ce qui était hébraïque ; même le Tanakh, que les chrétiens considéraient comme sacré, lui donnant le nom de « Vieux Testament », ne trouva pas grâce aux yeux des exécuteurs.
Quelques communautés épargnées
Les communautés israélites d’Italie furent durement touchées par cette tragédie. Les rabbins y virent le châtiment de la négligence dont avaient fait preuve certains milieux juifs à l’égard de la Torah et des mitsvot ; ils appelèrent ces derniers à redresser la situation par le repentir, le jeûne et la prière. Dans le même temps, ils n’épargnèrent aucun effort pour induire le pape à mettre un terme à cette absurde destruction d’un patrimoine si précieux.
Un seul cardinal, d’esprit libéral, soutint les efforts des rabbins. Finalement, quelques concessions furent arrachées, contre la promesse des rabbins d’établir leur propre « censure », et d’expurger les livres de tous les passages qui pourraient prêter à malentendu.
Dans certaines provinces qui n’étaient pas sous le contrôle direct du pape, les rabbins réussirent à persuader les gouvernants de ne pas exécuter l’ordre de l’Inquisition. Grâce à quoi, les communautés israélites de Milan, de Crémone et d’autres villes, échappèrent au désastre dont furent victimes les Juifs ailleurs.
Dans quelques-unes des communautés touchées par cette calamité, on réussit à mettre à l’abri un certain nombre de livres sacrés. À Manitoba, le cardinal, qui avait de l’amitié pour les Juifs, les avertit de la menace, afin qu’ils eussent le temps de prendre les précautions nécessaires.
Un lien éternel
Vint enfin le jour où les efforts des Juifs portèrent leurs fruits. Le 29 mai 1554, une bulle papale autorisait les Juifs à posséder des livres hébraïques, à condition qu’ils ne continssent aucun passage offensant. L’année suivante, un prince de l’Église catholique, un réactionnaire, et qui avait en haine les Juifs, le cardinal Caraffa, fut élu pape, sous le nom de Paul IV. Très vite, en juillet 1555, une bulle papale imposait aux Juifs de ses États le régime horrible du ghetto. Parmi les papes qui se succédèrent, très peu d’exceptions sont à signaler en ce qui concerne la politique vaticane à l’égard des juifs ; elle leur fut presque toujours contraire.
En 1559, quelque 11000 livres hébraïques sacrés furent saisis à Crémone, et brûlés publiquement. Ce n’est qu’en 1564 que les Juifs d’Italie eurent à nouveau l’autorisation d’imprimer le Talmud dans une édition soigneusement contrôlée.
L’Italie ne fut pas le seul pays où eurent lieu ces autodafés destinés à frapper le Juif dans son âme même. Et le plus grave est qu’ils se produisirent au sein de nations civilisées, et qui ne sont pas si loin de nous dans le temps. Mais pourquoi s’étonner, puisque des événements de cette gravité eurent lieu à notre époque même, dans des pays hautement cultivés, tels que l’Allemagne, l’Autriche, et d’autres.
Cependant, le peuple juif a toujours survécu à ses oppresseurs et à ses ennemis ; un lien indestructible et éternel unit le peuple d’Israël, la Torah et D.ieu. Et rien ne peut éteindre la lumière de la Torah.
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