Maintenant il sentait son judaïsme avec son cœur et son âme aussi bien qu’avec son esprit, et il se sentait enfin sur la bonne voie vers une vie juive vraiment parfaite.

Un autre événement revint à l’esprit de Barou’h. Cela se passa alors qu’il était à Dobromysl pour la deuxième fois. C’était juste avant Pessa’h et tous les habitants étaient occupés à préparer Pessa’h.

Il y avait à Dobromysl un certain Juif du nom d’Abraham-Benjamin, un homme instruit qui gagnait sa vie en cardant de la laine. C’était un métier très dur et on pouvait difficilement espérer devenir riche en faisant ce genre de travail.

Mais Abraham-Benjamin ne s’était jamais particulièrement soucié de devenir riche. Il était tout à fait content de gagner assez pour donner du pain à sa famille. Et sa famille était certes de taille ! Lui-même, sa femme et leurs sept enfants, ses parents âgés et sans ressource et les parents de sa femme âgés également. Avec autant de bouches à nourrir, il avait du mal à joindre les deux bouts.

Malgré cette situation difficile, Abraham-Benjamin envoya son fils aîné, âgé de quinze ans, étudier dans une yéchivah, bien qu’il eût pu l’employer pour carder la laine avec lui. Il envoya aussi ses autres enfants à l’école et subvenait seul aux besoins de la famille.

Malgré son extrême pauvreté, Abraham-Benjamin faisait généreusement la charité, et sa maison était toujours ouverte à qui avait besoin d’un gîte pour la nuit ou d’un repas.

Tout Dobromysl connaissait sa bonté et tout le monde savait que, quelque grande que soit la nécessité, Abraham-Benjamin n’accepterait jamais une aide quelconque, pas même un prêt.

Si les choses devenaient très difficiles, il mettait en gage tout ce qu’il pouvait trouver dans la maison, même la literie. Une fois, ils durent engager leurs chandeliers de Chabbat et la femme d’Abraham-Benjamin dut utiliser des chandeliers que leur fils aîné avait fabriqués avec de l’argile. Ils étaient tous ravis de voir ces chandeliers, comme s’ils avaient été d’une matière très précieuse.

Tout le monde savait qu’Abraham-Benjamin pensait d’abord aux deux couples âgés qu’il avait sous son toit, puis venaient sa femme et ses enfants, et, finalement, lui-même.

Quiconque à sa place aurait été accablé de soucis, mais lui non. Personne à Dobromysl n’était plus gai qu’Abraham-Benjamin.

Quand on le rencontrait et qu’on lui demandait de ses nouvelles, il répondait en riant :

– De quoi avons-nous à nous plaindre ? Mon fils aîné Chloïmké apprend la Torah à la yéchivah, David-Aryéh et ‘Haïm-Eliyahou étudient au ‘héder et les plus jeunes apprennent à avoir faim...

Il disait cela sans aucune trace d’amertume et continuait en disant :

– Pourquoi devrions-nous nous inquiéter ? Nous avons au ciel un D.ieu de miséricorde qui pourvoira pour moi et ma famille et tout notre peuple. Tout sera parfait.

Le vendredi soir, sa maison était la plus joyeuse de ville, et tous les assistants ressentaient un véritable Oneg Chabbat. La maison elle-même était enterrée jusqu’aux fenêtres. Les murs étaient soutenus par des madriers pour éviter qu’ils ne s’écroulent. Néanmoins, les fenêtres étaient propres et les murs étaient badigeonnés de couleurs vives. La table était recouverte d’une nappe blanche et trois paires de bougies de cire s’élevaient fièrement dans chandeliers d’argile.

Les quatre vieillards s’asseyaient au haut bout de la table tandis qu’Abraham-Benjamin, sa femme et ses enfants prenaient place autour d’eux. Au centre de la table trônait une énorme soupière pleine d’eau chaude en guise de soupe. Des morceaux de pain étaient placés devant chaque personne assise à la table. Chacun mangeait sa portion de pain et buvait de l’eau chaude, c’était là tout leur repas et pourtant les chants qu’ils entonnaient ensuite auraient fait croire qu’ils venaient de faire le plus somptueux des festins !

L’esprit de Barou’h se reportait à cet après-midi où, assis seul dans le Beth-Hamidrache, il fut surpris de voir deux robustes Juifs qui apportaient un homme dont le visage était tellement couvert de sang qu’il en était méconnaissable. Le pauvre homme semblait plus mort que vif et tout à fait inconscient de tout le bruit et l’agitation qui régnaient autour de lui, car on accourait de tous côtés. Le blessé était Abraham-Benjamin.

Personne ne savait le comment ni le pourquoi de l’affaire. Tout ce qu’apprit Barou’h fut qu’Abraham-Benjamin avait été trouvé dans cet état, sous un arbre, à quelques kilomètres de Dobromysl sur la route de Babinovitch. Il était trop grièvement blessé pour pouvoir dire ce qui s’était passé et les deux hommes l’avaient amené dans le Beth-Hamidrache, car c’était plus près que chez lui. Il était encore vivant quand le médecin arriva, mais celui-ci ne put donner beaucoup d’espoir quant à la guérison d’Abraham-Benjamin. Quand les témoins entendirent ces nouvelles, ils se mirent à pleurer bruyamment et se mirent tous à réciter des psaumes pour le malade.

Entre temps, sa famille avait été mise au courant du tragique accident, et tous vinrent en courant au Beth-Hamidrache, ajoutant leurs cris à ceux de l’assemblée.

Naturellement Barou’h se joignit aux prières, mais il se rappelait tout à fait clairement qu’il s’était senti totalement étranger à l’événement comme s’il n’avait aucun rapport avec lui. Et si ce n’est qu’il souhaitait la guérison d’Abraham-Benjamin en pensant à tous ceux qui dépendaient de lui, Barou’h se sentait quelque peu irrité du bruit qui troublait ses études.

Pendant deux jours, Abraham-Benjamin fut entre la vie et la mort. Sa famille voulait l’emmener chez lui, mais le médecin disait qu’il était trop dangereusement malade pour être transporté.

D’autres insistèrent pour que sa famille le laisse au Beth-Hamidrache comme l’avait suggéré le médecin, car ils pensaient que ses chances de guérison seraient plus grandes s’il reposait dans ce lieu saint.

Pendant ce temps, Barou’h marchait sans but dans le Beth-Hamidrache. Il était tout à fait hors de question de se concentrer et étudier au milieu de toute cette agitation.

Quand, le troisième jour, Abraham-Benjamin ouvrit soudain les yeux et demanda un verre d’eau, il fut clair qu’il allait vivre. Sa respiration devint plus facile et il commença à sembler un peu plus normal.

La nouvelle de sa guérison miraculeuse se répandit comme une traînée de poudre dans la ville. La joie et le soulagement de sa famille étaient indescriptibles, car Abraham-Benjamin fut capable de s’asseoir à table quelques jours plus tard quand vint Pessa’h. Ils célébrèrent les Sédarim aussi gaiement et même plus gaiement que jamais.

Barou’h se rappelait avec un peu de honte que son soulagement quand on transporta Abraham-Benjamin chez lui fut surtout égoïste, car alors il put de nouveau étudier sans être dérangé.

Comme il avait maintenant une conception différente de la vie et des gens ! Son âme profonde commençait à s’éveiller. Les livres sur l’éthique qu’il avait étudiés avaient fait naître en lui ce nouveau sentiment de fraternité envers ses semblables, qui lui faisait comprendre qu’il était enfin sur la voie de la perfection.