Barou’h demeura à Vitebsk. Car, bien qu’il fût très instruit et possédât les plus hautes vertus, il n’était pas encore content de lui. Il était déterminé à apprendre de plus en plus et à s’améliorer jusqu’à atteindre le sommet de la perfection.

Il vit une merveilleuse occasion de recevoir l’enseignement de son beau-frère Joseph-Isaac et du doyen de la yechivah de Vitebsk, Rabbi Paltiel. D’autre part, Barou’h savait qu’en ce qui concernait les bonnes œuvres et les vertus, il n’était pas nécessaire de se borner aux leçons des savants ; ces vertus se trouvaient dans l’ouvrier sans instruction, le simple « homme de la rue ».

Barou’h n’avait pas besoin de chercher bien loin un tel exemple. Il y avait à Vitebsk un de ces hommes, qu’il se rappelait depuis sa plus tendre enfance, et qui avait fait sur lui une impression si profonde qu’il ne l’avait jamais oublié.

Ce n’était nul autre que « Avremel » le pêcheur, que tout le monde dans le district appelait « Avremel la lèvre » à cause de sa lèvre inférieure épaisse, rouge et protubérante. Cet Avremel habitait trois portes plus loin que les parents de Barou’h, dans les faubourgs de la ville, non loin de la rivière Dvina.

Avremel était une âme simple qui pouvait tout juste dire ses prières et, par le plus grand des efforts, comprendre leur signification. Néanmoins, c’était vraiment un Juif craignant D.ieu. Tous les matins et tous les soirs, il assistait aux offices dans le Beth-Hamidrache, priant avec ferveur et, invariablement, il restait pour entendre le chiour sur « Eïn-Yaakov » ou le Midrache. Ou encore il s’isolait dans un coin pour réciter quelques chapitres des psaumes avec beaucoup d’émotion.

Les fils d’Avremel étaient de grands savants. Il n’avait épargné aucune dépense pour les faire instruire par les meilleurs maîtres qu’on pouvait trouver et, plus tard, il les avait envoyés à la yéchivah pour étudier. Malheureusement, ils moururent avant lui et laissèrent leurs enfants à sa charge. Il les recueillit tout naturellement. Il leur donna la meilleure éducation juive possible afin qu’ils puissent grandir dans la connaissance de la Torah.

Outre la dévotion au Tout-Puissant, Avremel était très scrupuleux dans son attitude envers ses semblables. Il était si charitable que sa générosité n’aurait pas été indigne d’un homme beaucoup plus riche.

Barou’h se rappelait si bien la façon dont Avremel avait l’habitude de venir les après-midis de Chabbat en été, et de rester sous leur fenêtre pour écouter sa mère qui lisait le Tséénah-Ouréénah. Toutes les amies de sa mère habitant le voisinage se réunissaient pour écouter sa lecture avec grand intérêt. Avremel était le seul homme de l’assemblée et il restait dehors sous la fenêtre écoutant avec un plaisir évident. Son niveau était égal à celui des femmes présentes et le « Taïtch-’Houmach »1 était à peu près à sa portée. En fait, il parvint à apprendre beaucoup en assistant à ces lectures.

Tandis que beaucoup d’hommes auraient méprisé Avremel parce qu’il assistait à ces leçons de « ’Houmach de femmes », Barou’h, bien qu’encore enfant, le plaignait. Au vrai, il sentait que sa pitié était déplacée et qu’il aurait dû plutôt le respecter puisqu’il n’hésitait pas à apprendre, ne serait-ce que d’une femme, du moment qu’il apaisait ainsi sa soif de savoir.

Avremel avait l’habitude d’aller sur la rivière Dvina pêcher des poissons pour les amener au marché et les vendre directement à ses clients. Il rapportait chez lui les poissons invendus et les vendait à ses pauvres voisins pour presque rien. Et s’il savait que certains d’entre eux ne pouvaient pas payer du tout, il leur donnait le poisson.

Un jour alors qu’Avremel avait rapporté chez lui le poisson qu’il n’avait pas vendu au marché, il demanda à sa famille d’en disposer de la façon habituelle. À sa grande consternation, il apprit, en revenant chez lui, que par erreur un client avait payé quelques sous de trop. Tous essayèrent de se rappeler qui avaient été les acheteurs, ce qu’ils avaient acheté et combien ils avaient payé. Ils vérifiaient les comptes de tous les clients, mais ne pouvaient retrouver celui qui avait trop payé. Ils se rappelèrent alors que, ce jour-là, un des clients avait été un paysan que personne ne connaissait. Avremel conclut que ce devait être lui la personne « volée ». Mais comment rectifier l’erreur quand personne ne savait qui il était ni où il habitait ?

Avremel était tellement tourmenté qu’il ne pouvait trouver de repos. À la fin, il décida de demander conseil au père de Barou’h et lui dit presque en larmes :

– Je vous en prie, dites-moi ce que je dois faire, j’ai l’impression d’avoir volé quelqu’un !

– Donnez cette somme aux bonnes œuvres, dit Chnéour-Zalman, le père de Barou’h.

– Oh ! C’est impossible, protesta Avremel. Cela signifierait que je partagerais la mitsva de l’aumône avec le paysan ! D’autre part, ce serait mal de jeter l’argent dans la rivière, reconnut-il.

Barou’h était alors trop jeune pour se rappeler la fin de l’histoire et ce qu’Avremel avait fait des quelques sous perçus en trop, mais il se rappelait très bien que son père citait souvent les principes élevés d’Avremel qu’il se mit à appeler « Reb Avrohom » et qu’il traitait avec le plus grand respect.

Barou’h se rappelait comment son père lui avait dit à ce sujet : « Tu vois mon fils, on nous dit dans le Talmud, Houline (92a), que les gens simples nommés « Am-Haarets », le peuple de la terre, sont comparés aux feuilles de la vigne. Ces feuilles protègent la vigne de même que les gens simples protègent les savants. C’est vraiment une chose admirable pour un savant de posséder la simplicité et le bon cœur d’un Juif illettré. »

Et ainsi Barou’h apprit, étant tout enfant, que, quelque savant qu’il devienne dans l’étude de la Torah, quand il s’agissait d’apprendre les belles vertus humaines, il n’avait qu’à se tourner vers l’humble Juif et ses hautes qualités.

C’était en fait, dans ce but qu’il avait quitté Vitebsk pour voyager au loin.

Et maintenant, de retour à Vitebsk après de si nombreuses années de voyages, de travail et d’étude et d’efforts pour s’améliorer, il sentait encore qu’il devait monter plus haut dans l’échelle de la perfection humaine.

Pour la plupart, la manière de vivre de Barou’h aurait fait penser à un personnage double. Dans le domaine spirituel, lorsqu’il étudiait la Torah par exemple, il se concentrait si complètement qu’il vivait véritablement avec les Tanaïm et les Amoraïm2 et argumentait avec eux comme s’ils avaient été devant lui en chair et en os. Cependant, il était tout aussi appliqué lorsqu’il s’agissait d’un travail manuel. Là, dans le monde matériel, il se donnait aussi complètement à ce qu’il avait à faire, comme si rien d’autre n’avait existé pour lui. C’est pourquoi ses divers employeurs étaient toujours si contents de lui.

Barou’h représentait un paradoxe, vivant en apparence dans deux mondes entièrement différents, le monde de la Torah et le monde du travail ; cependant, comme il savait allier les deux harmonieusement en un tout parfait !

Y avait-il quelqu’un qui pût comprendre et apprécier la profondeur d’une âme comme celle de Barou’h capable d’unir le spirituel et le matériel de façon si magnifique ? Barou’h ne cherchait pas à être loué, mais cependant il y avait Abraham le jardinier de Lyozna qui l’appréciait à sa juste valeur. Abraham avait reconnu l’élévation d’esprit et l’érudition de Barou’h, mais Barou’h s’était enfui loin de lui.

Leurs routes se croiseraient-elles de nouveau ? Il était difficile de savoir si Barou’h accordait même une pensée à ce sujet durant les premiers jours qui suivirent son retour à Vitebsk.

S’étant installé à Vitebsk, Barou’h avait peu de sujets d’inquiétude. Il avait encore quelques économies pour couvrir ses faibles dépenses. La chose la plus importante pour lui était de pouvoir continuer à étudier la Torah et la Yéchivah de Vitebsk, où son beau-frère et le Gaon Rabbi Paltiel donnaient des cours, lui suffisait parfaitement.

Quand, un peu plus tard, Barou’h vit ses économies diminuer, il suivit sa méthode habituelle de chercher du travail. Il en trouva sans peine, étant donné qu’il était prêt à accepter n’importe quel travail, même très dur, du moment qu’il était honnête.

Il passa devant un bâtiment en cours de construction et offrit ses services sur une base horaire, afin de pouvoir être libre de consacrer à ses études autant d’heures qu’il pourrait se le permettre. On l’accepta, et il travailla le nombre d’heures suffisant à lui assurer sa subsistance, ses besoins étant très modestes.

Ainsi passa l’été. Barou’h se sentait tout à fait chez lui dans sa ville natale. Personne ne le dérangeait et il était de toute façon suffisamment sûr de lui et indépendant maintenant pour suivre sa propre voie.

Barou’h ne soupçonnait pas que, tandis qu’il vivait si sereinement à Vitebsk, il y avait à Lyozna quelqu’un qui se tourmentait beaucoup à cause de lui, et de la raison possible de sa disparition. C’était naturellement Abraham le jardinier.