Rabbi Yossé Ben-Kisma disait : Je me trouvais une fois sur la route lorsqu’un homme m’aborda. Il me salua, et je lui rendis son salut. Puis il me dit : « Rabbi, de quel endroit es-tu ? » Je lui répondis : « D’une grande ville de Sages et de Scribes. Il me dit alors : « Rabbi, voudrais-tu habiter avec nous ? Quant à moi, je te donnerai des millions de dinars d’or, pierres précieuses, et autres richesses ! » Je lui répondis : « Même si tu me donnais tout l’argent, tout l’or et toutes les richesses du monde, je n’habiterais qu’en un lieu de Torah. » Et c’est ce qui est écrit dans le Livre des Psaumes par David, roi d’Israël : « La Torah de Ta Bouche m’est préférable à des milliers [de pièces] d’or et d’argent. » De plus, au moment où l’homme quitte ce monde, ce n’est ni l’argent, ni l’or, ni les richesses qui l’accompagnent, mais seulement [son étude de] la Torah et les bonnes actions, comme il est dit : « Lorsque tu te déplaceras, elle te guidera, lorsque tu reposeras, elle veillera sur toi... » (Proverbes 6, 22) et il est dit : « C’est à Moi qu’appartient l’argent et à Moi qu’appartient l’or dit l’Eternel D.ieu des Légions. » (Haggaï 2, 8).
Pirkei Avot 6:9
Cette Michna, rédigée sous forme de récit, suscite de nombreuses questions :
- Le verbe hébraïque employé ici pour « aborder », paga’, possède une connotation négative (porter atteinte, toucher désagréablement) et semble avoir été préféré au verbe « rencontrer » (pagach). Pour quelle raison ?
- Pourquoi n’est-ce pas Rabbi Yossé qui salua l’homme en premier, comme nous l’avons appris précédemment dans les Pirkei Avot : « Sois le premier à saluer tout homme. »1 ?
- Qu’y a-t-il de si exceptionnel à rendre le salut2 pour que l’auteur le mentionne dans son enseignement ?
- Il suffisait d’indiquer « c’est ce qui est écrit dans le Livre des Psaumes ». Pourquoi ajoute-t-il l’expression, apparemment superflue, « par David, roi d’Israël » ?
- Que vient prouver ou illustrer le verset « C’est à Moi qu’appartient l’argent, etc. » ?
- Que nous apprend la mention du nom de l’auteur « Rabbi Yossé Ben-Kisma » ?
Le défi au Sage
L’homme qui aborda Rabbi Yossé attenta effectivement à l’honneur de celui-ci, comme en fait foi le choix de ce verbe. Il voulait en effet le persuader de quitter la dimension de l’étude permanente et intensive de la Torah pour venir s’établir dans sa ville, comme le montre la suite du récit. Rabbi Yossé l’avait lu d’emblée sur son visage, et c’est pourquoi il ne put le saluer.3 C’est seulement lorsque l’homme l’eut salué qu’il lui rendit son salut, n’ayant pas d’autre choix.
La proposition de lui donner des millions de dinars d’or, de pierres précieuses, etc, n’avait d’autre but que de permettre à Rabbi Yossé d’accomplir avec aisance et honneur la très grande mitsva de la Tsédaka, la redistribution des richesses aux nécessiteux. On l’aura compris, l’interlocuteur de Rabbi Yossé comptait parmi les partisans de la supériorité des bonnes actions sur l’étude intensive de la Torah – à laquelle s’adonnait Rabbi Yossé – dans le débat qui agitait les maîtres du Talmud à cette époque, et il voulait ainsi amener le Sage à reconnaître le bien-fondé de son opinion en lui donnant l’occasion de combler les besoins d’un grand nombre de nécessiteux. Ainsi, pour cet homme, une telle pratique de la bienfaisance était largement équivalente à résider dans un lieu consacré à l’étude de la Torah.
C’est à cet argument que Rabbi Yossé répondit : « Même si tu me donnais tout l’argent et l’or du monde... », cela signifiait : « Même si tu me permettais d’accomplir la mitsva de Tsédaka à son niveau ultime, en concentrant entre mes mains toutes les richesses du monde de sorte que tous soient démunis et que ce soit moi qui pourvoie aux besoins de toute l’humanité, je n’habiterais que dans un lieu de Torah. »
Les moyens matériels
Et pour conforter son affirmation, Rabbi Yossé cite « David, roi d’Israël ». Le roi David disposait, en effet, d’une fortune dont il se servait pour le bien du peuple, et il affirmait pourtant : « La Torah de Ta Bouche m’est plus précieuse que des milliers de pièces d’or et d’argent. » Ce que David exprime dans les Psaumes, au nom de tout Israël, s’applique d’office – et a fortiori – à chacun d’entre nous.
Quant au verset « C’est à Moi qu’appartient l’argent, etc. », il est lui aussi cité en faveur de la supériorité de l’étude intensive de la Torah (au niveau de Rabbi Yossé) sur la pratique des mitsvot. En effet, les mitsvot ne peuvent être accomplies que lorsque D.ieu donne à l’homme les moyens matériels de le faire. Pour la Tsédaka, par exemple, il est nécessaire de disposer de quoi donner à autrui. En revanche, la Torah a été confiée à l’homme et, pour l’étudier, celui-ci n’a besoin de rien d’autre que de sa force personnelle, de ses facultés et de ses efforts.
La supériorité des efforts personnels
Le nom de l’auteur de cet enseignement vient encore ajouter une clarification supplémentaire au bien-fondé de son point de vue.
Nous trouvons en effet dans le Talmud l’enseignement suivant : « Rabbi Yossé Bar-Kisma, cité dans une baraïta, dit : Deux sont préférables à trois... » Ce que Rachi explique ainsi : « Les deux jambes du temps de la jeunesse sont préférables aux trois appuis de la vieillesse que sont les deux jambes et la canne du vieillard... »
Que veut nous enseigner ici Rabbi Yossé, en dehors de l’évidence voulant que la jeunesse soit préférable au grand âge ?
En fait, il parle ici de l’étude de la Torah, révélant que deux modes existent : l’homme et l’étude sont seuls, face à face, ou bien l’homme étudie en s’appuyant sur l’aide d’un troisième élément, qui peut être une autre personne ou des références puisées à l’expérience. Le premier mode, dit Rabbi Yossé, est préférable, car l’homme qui étudie en ne recourant qu’à ses propres forces acquiert véritablement la Torah, qui devient alors « sienne ».
Ce point de vue éclaire sa prise de position dans notre Michna : de même qu’il loue l’étude réalisée sans le secours d’une tierce personne, il proclame la supériorité de la Torah, qui dépend des seuls efforts de l’homme, sur la pratique des mitsvot, qui nécessitent l’apport des matériaux conférés par le Créateur.
(Adapté du discours du Rabbi du Chabbat Bamidbar 5734-1974)
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