Un jour le saint Rabbi Israël Baal Chem Tov allait assister au mariage d’un de ses petits-enfants. Beaucoup d’invités de marque devaient y être présents.

Tandis que le saint Rabbi se dirigeait vers la ‘houppah, accompagné de ses invités et de ses disciples, il aperçut un Juif, étranger à la communauté, qui entrait dans le bourg. Au moment où la voiture à cheval qu’il conduisait était sur le point de dépasser la procession à la tête de laquelle se trouvait le Baal Chem Tov, ce dernier se détacha du groupe, s’approcha de l’étranger et lui murmura quelque chose à l’oreille. Sur quoi, le Juif prit la direction de l’unique auberge du bourg.

Les disciples du maître étaient surpris. Force leur fut de conclure que l’étranger, bien qu’il eût l’apparence d’un Juif ne se distinguant en rien des autres, devait être un tsaddik, un saint déguisé.

Après le mariage, quelques-uns des disciples se rendirent à l’auberge afin de connaître l’étranger et peut-être tirer quelque profit moral ou intellectuel du contact avec ce saint homme. Ils l’y trouvèrent et échangèrent avec lui la traditionnelle poignée de main accompagnée du non moins traditionnel « Chalom aleikhem », auquel ils ajoutèrent respectueusement le titre de « Rabbi ». L’inconnu les regarda tout étonné et dit :

– Je ne suis ni rabbin, ni fils de rabbin !

– Il ne sert à rien de le nier, insistèrent les disciples. Pour que le saint Baal Chem Tov soit allé jusqu’à vous et vous ait murmuré quelque secret à l’oreille, il faut que vous soyez un saint. Aussi désirons-nous faire votre connaissance et apprendre quelque chose de vous.

L’étranger protesta encore. Il n’était point un tsaddik, loin de là ! Mais les disciples s’obstinèrent et l’implorèrent de leur dire qui il était. Voyant que rien ne les décourageait, il finit par consentir à leur faire le récit que vous allez lire.

Je dois vous dire d’abord que je suis un simple Juif et que je viens d’une petite ville assez éloignée d’ici. Il n’y a rien de « grand » que je puisse vous révéler sur moi. Je peux toutefois vous affirmer que votre maître, le Baal Chem Tov, est véritablement un saint. Laissez-moi vous conter toute l’histoire.

Je vis, comme je vous l’ai dit, dans une petite ville. Là, j’ai un bon ami qui habite en face de moi, de l’autre côté de la route. Une affection réciproque nous lie depuis notre enfance. Nous avons vécu comme deux frères, partageant les joies et les tristesses l’un de l’autre.

Une somme importante

Ce voisin et ami est un colporteur que le travail ne rebute pas. Il se déplace de village en village et de ferme en ferme, vendant sa marchandise aux hommes et aux femmes et leur achetant leurs produits, tels que le lin, le miel et la cire. Ces produits, il les porte à la ville où il les revend. Tout l’argent qu’il réalise dans ses tournées lui sert d’une part à payer les marchandises obtenues à crédit et d’autre part à subvenir aux besoins de sa femme et de ses enfants. Il n’a pas de peine à trouver sur place le crédit dont il a besoin, car il a toujours joui d’une solide réputation d’honnête homme. À chacun de ses retours de voyage, sa famille en profite pour manifester sa joie en organisant une petite fête, à laquelle participent de nombreux voisins. Parmi ceux-ci, j’ai, bien entendu, toujours été le premier.

Un jour, cet ami revint, comme d’habitude, d’une longue tournée. J’allai dans la soirée lui rendre visite. J’aperçus, en passant, sa femme occupée à la cuisine, et les enfants dans leur chambre. En revanche, personne ne me vit. Mon voisin était sorti. Familier de la maison, j’allai vers le buffet où je savais qu’il y avait du tabac ; je voulais bourrer ma pipe. L’ayant ouvert, je vis à l’intérieur une somme d’argent assez importante qui traînait et dont le premier venu aurait pu facilement s’emparer. L’idée me vint alors de jouer à mon ami un tour qui lui servirait de leçon, afin qu’à l’avenir il fût plus prudent. Je pris l’argent – une somme, comme je l’ai dit, assez rondelette qui devait représenter le produit de son dernier voyage –, le mis dans ma poche et m’en fus. Je comptais revenir un peu plus tard et, bien entendu, rapporter l’argent ; le temps que mon ami, découvrant qu’il manquait, en eût une petite frayeur qui lui aurait donné la secousse salutaire que je souhaitais pour son bien.

Un couple accablé

Cela se passa comme je l’avais prévu du moins pour la première partie. Rentré chez lui, mon ami découvre que l’argent a disparu. Troublé, il demande à sa femme si elle l’a rangé quelque part. Elle répond que non et les voilà tous deux au comble de la nervosité. Ils fouillent partout, mais ne trouvent rien. Les voisins arrivent comme à leur habitude, mais au lieu de trouver la joyeuse compagnie à laquelle ils sont accoutumés, ce sont des hôtes accablés qui les accueillent.

Arrivé à mon tour dans la maison de mon ami, je fus témoin d’une émotion telle – due, comme on pense, à la disparition de l’argent – que j’eus honte de mon acte. Et ce qui était plus grave encore, c’est que je n’avais plus le courage de dire que c’était moi qui l’avais pris pour jouer un tour et à la fois donner une leçon à mon ami. Je feignis d’ignorer tout de l’affaire, et assurai mon ami de ma sympathie. J’avais décidé entre temps de remettre l’argent à sa place dès que je pourrais le faire sans être vu.

J’abrège. Les jours passaient et aucune occasion ne se présentait qui me permît de restituer l’argent sans témoin. Le faire ouvertement, il en était de moins en moins question. Plus le temps s’écoulait, plus cela devenait inconcevable. Qui, en effet, aurait cru que je voulais jouer un tour à mon ami pour son bien ? Le vol, c’était la seule pensée à laquelle quiconque se serait arrêté. Chaque jour qui passait ajoutait au poids qui oppressait mon cœur et alourdissait ma conscience. Mais à cette situation intolérable, je continuais à ne voir aucune issue.

Le Yétser Hara

Entre temps, les créanciers de mon ami avaient conclu un accord avec lui. Aussitôt, le mauvais penchant – qui est en chacun de nous – me persuada que toute cette histoire n’était pas si grave que je l’imaginais. « Oh ! Tu finiras bien par trouver un moyen de restituer cette somme, me répétait cette voix perfide. En attendant, au lieu de laisser dormir cet argent, pourquoi ne pas t’en servir pour réaliser quelques affaires ? Ainsi, le moment venu, tu restitueras non seulement le capital, mais aussi les bénéfices, ce qui sera une compensation pour le préjudice causé à ton ami. De toute manière, il est trop tard, pour essayer de rendre cet argent maintenant... »

Cependant, avec une si grosse somme, je ne pouvais entreprendre quoi que ce soit sans éveiller les soupçons. Mais encore une fois, le démon vint à mon aide : « Pars pour une autre ville où tu n’es connu de personne. Dis à tes amis que tu vas parcourir le monde afin de tenter ta chance. Le jour viendra où tu rentreras ici en possession d’un capital substantiel. Alors tu régleras au mieux cette affaire avec ton ami... »

Ce que je fis. Aujourd’hui, même, ce matin, je louai une voiture à cheval et pris la route à destination d’une ville se trouvant à une certaine distance du bourg que je quittais. En chemin, je traversais votre ville, quand, vous l’avez vu, votre saint Rabbi m’arrêta et me murmura à l’oreille : « Mon ami, il n’est pas trop tard maintenant pour régler cette malheureuse affaire ; mais si tu attends encore, il pourrait alors être trop tard. Écoute mon conseil, rebrousse chemin et va restituer son argent à ton voisin. Il te croira si tu lui dis la vérité. De toute manière, je viendrais moi-même, au besoin, témoigner que tu n’avais d’autre pensée, en agissant ainsi, que de lui donner une leçon, même si elle a été si mal conçue par toi. »

La leçon était pour moi

Que vous dirai-je ? poursuivit l’étranger. Je sentis comme si on soulageait ma poitrine d’un poids immense. Je rentrerai chez moi, et j’obéirai point par point au conseil de votre saint Rabbi. Oh, j’ai pour lui tant de gratitude ! Comment a-t-il pu tout savoir sur cette affaire, je l’ignore, mais je n’oublierai jamais ce qu’il vient de faire pour moi. Inutile de vous dire que des tours semblables, je n’en jouerai jamais plus. La leçon a été pour moi, moi seul et personne d’autre.

Ce récit convainquit les disciples que son auteur était, comme il le disait, un simple Juif, non un tsaddik. Mais ils se rendaient compte qu’eux aussi venaient d’apprendre quelque chose d’utile, et qu’il y a beaucoup à apprendre même d’un simple Juif.