Tiszaeszlar est un paisible petit village de Hongrie sur le fleuve Tisza (d’où son nom). C’était le 11 Nissan de l’an 5642 (1882). Les Juifs se préparaient à célébrer la fête de Pessa’h qui approchait. Ce jour-là, une jeune chrétienne de quatorze ans, Eszter Solymosi, qui travaillait comme servante auprès d’une famille également chrétienne, disparut. Cette famille, inquiète, en informa la mère qui, ne sachant que faire, sortit dans la rue dans l’espoir de trouver quelqu’un qui aurait vu sa fille ou tout au moins pourrait la renseigner sur elle. Ayant rencontré Josef Scharf, le chamach de la synagogue, elle lui demanda s’il pouvait la mettre sur une piste quelconque.

Des propos malheureux

Le chamach n’était pas un homme particulièrement intelligent. Au lieu de répondre simplement qu’il n’avait pas vu la fille, ce qui était le cas, il se mit à faire de grands discours à la pauvre femme.

« Ne vous inquiétez pas ma bonne dame, lui dit-il, et rentrez tranquillement chez vous. Vous verrez, votre fille ne tardera pas à rentrer. L’an dernier, à peu près à cette époque, un petit garçon chrétien avait disparu aussi et quelques personnes mal intentionnées n’attendaient que ce moment pour en accuser les Juifs sur la foi d’une sotte superstition selon laquelle ces derniers emploient du sang chrétien pour la confection de leurs Matsot. Heureusement, le garçon, qui avait fait une fugue, revint chez lui sain et sauf. Vous verrez que votre fille reviendra, elle aussi. »

Il ne pouvait prononcer paroles plus inopportunes. En effet, la femme qui partageait comme tant d’autres cette superstition en fut épouvantée. Elle se mit à pleurer et à se lamenter, répétant que les Israélites avaient égorgé sa fille et, pour finir, elle alla trouver le juge. Elle entendait porter plainte.

Ce dernier, connu pour la grande haine qu’il portait aux Juifs, n’attendait que l’occasion pour ouvrir une enquête.

Quinze Juifs arrêtés

Il se trouva que, quelques jours auparavant, trois étrangers étaient arrivés au village. C’étaient des cho’hatim, invités à poser leur candidature pour le poste, devenu vacant, de cho’het de la communauté. Leur présence dans l’agglomération avait suffi à éveiller les soupçons du juge. S’agissait-il d’un complot ? Il décida de soumettre à un interrogatoire serré l’un des jeunes fils de Josef Scharf. Comme son père, il ne brillait pas particulièrement par l’intelligence. On le menaça de la torture, puis on lui promit une bonne récompense. Bref, on fit tant et si bien que le juge finit par persuader le garçon que celui-ci avait été témoin de l’histoire tout à fait fantaisiste qu’on lui demandait de raconter. Et pour donner plus de poids à son témoignage, il affirmerait même qu’il avait vu tout cela de ses yeux. On avait ainsi à bon compte un témoin oculaire fabriqué de toutes pièces. Et voici ce qu’il raconta : regardant par hasard par le trou de serrure de la porte de la synagogue, il avait vu son propre père, aidé par les cho’hatim en visite, égorger la jeune disparue...

Ce « témoignage » constituait, aux yeux du juge, une preuve irréfutable. Il ordonna l’arrestation de quinze Juifs de Tiszaeslar, qui furent aussitôt jetés dans des cachots et enchaînés, sous l’inculpation de meurtre et qui furent soumis à la torture. Ils devaient avouer qu’ils avaient bien tué la jeune disparue.

La nouvelle du procès pour meurtre rituel se répandit très vite dans toute la Hongrie et, de là, dans le monde. Les conséquences ne se firent pas attendre : la populace fut poussée à des actes de violence contre les Juifs. Les accusations fantaisistes renaissaient : « Les Juifs emploient du sang chrétien pour la confection des pains azymes de Pessa’h ! » Nombre d’érudits, d’hommes de lettres, de hauts prélats, pour qui l’honnêteté intellectuelle et l’honnêteté tout court primaient tout, combattirent vigoureusement cette horrible accusation qui avait servi d’excuse au Moyen Âge pour l’assassinat de tant de Juifs innocents et sans défense. Le procureur général n’en maintint pas moins l’accusation, et les antisémites de tout genre qui le soutinrent ne manquèrent pas.

Environ dix semaines après la disparition de la jeune fille, trois bateliers, un Juif et deux chrétiens, qui travaillaient le long du fleuve, y découvrirent son cadavre. On le porta au village de Tiszaeslar où le médecin local l’identifia comme étant celui de la jeune disparue. Cependant, on n’y trouva aucune trace visible de violence et le médecin conclut à la mort par noyade, résultant d’une imprudence et très probablement d’un suicide. Le corps fut remis à la famille et un rapport officiel fut envoyé au procureur général.

Les Juifs se réjouirent sans réserve de ce dénouement inattendu qui coupait court à toutes les accusations. Mais, hélas, leur joie fut de courte durée, car le procureur général, qui ne désarmait pas, persuada la mère de la jeune disparue de soutenir que le cadavre n’était pas celui de sa fille. De plus, il fit arrêter les trois bateliers et les soumit à un interrogatoire si cruel qu’ils furent obligés « d’avouer » qu’ils avaient transporté d’une autre ville le cadavre et l’avaient jeté dans le fleuve dans le but d’aider les Juifs à rejeter l’accusation dont ils étaient l’objet. L’affaire rebondissait.

Un petit détail

Le 19 juin 1883, le procès des quinze Juifs de Tiszaeslar s’ouvrit à Nyiregyhaza (Niderhaz). Ce fut le grand événement du moment. Des reporters et des journalistes du monde entier tinrent à y assister. L’un des avocats principaux de la défense était Karoly Eötvös. Il s’attacha à montrer tout ce que cette accusation avait de ridicule et combien fragile était le témoignage d’un garçon plutôt faible d’esprit et censé avoir tout vu à travers le trou d’une serrure. Et il invita les juges et le procureur général à se rendre à la synagogue de Tiszaeslar et à regarder eux-mêmes par le trou de la serrure. Ils constateraient ainsi qu’on n’y pouvait strictement rien voir.

Le procureur général n’avait en fait même pas pris la peine de vérifier un détail si « négligeable ». Il suffit cependant. Tout l’édifice si soigneusement élaboré par l’accusation s’effondra. Deux semaines après, le 3 août, tous les Juifs étaient déclarés innocents. Le verdict, contresigné par l’Empereur François-Joseph Ier, soulignait non seulement que l’accusation était absolument dénuée de tout fondement, mais aussi que la notion même de meurtre rituel dans la religion juive n’existait que dans l’imagination de quelques superstitieux attardés.

Les accusés, qui avaient passé dix-sept mois en prison, furent libérés. La justice enfin triomphait. Les Juifs du monde entier pouvaient, cette fois, pousser un grand soupir de soulagement.