Le seul endroit que j’ai trouvé dans le Talmud mentionnant le 20ème jour d’Av se trouve dans le Traité de Taanith.1 La Michna relate que le 20 Av était observé comme une fête par une famille spécifique, et c’est en ce jour que son offrande de bois était utilisée sur l’autel du Saint Temple.

Pendant un certain temps, le bois était difficile, sinon impossible à avoir. Nonobstant cette difficulté, plusieurs familles s’étaient engagées volontairement à en fournir pour les besoins de l’autel. Quand l’offrande d’une famille se trouvait épuisée, une autre prenait la relève et offrait du bois à son tour. Ainsi, c’était un groupe particulier de familles qui subvenait aux besoins en bois du Temple. Plus tard, une coutume s’établit selon laquelle les familles qui avaient offert du bois quand il était rare conserveraient leur privilège. Leur bois fut toujours utilisé le même jour de leurs offrandes passées et ce, pour souligner leur bonté et leur générosité. Chaque famille commémora son jour comme un Yom-Tov.

Deux opinions sont citées dans le Talmud relativement à l’identité de la famille qui avait offert du bois pour le 20ème jour d’Av. Rabbi Meïr pense que « c’étaient les descendants de David qui descendait de Judah ». Rabbi Yossé déclare que « c’étaient des descendants de Yoav, fils de Tserouyah ».2 Comment est-il possible qu’une controverse talmudique s’engage sur un fait si facilement vérifiable ? De plus, comment le principe talmudique, qui veut que « toutes les positions dans une discussion des Sages sont les paroles du D.ieu Vivant »,3 peut-il s’appliquer à ce cas ?

À ces questions on peut répondre que la controverse n’a pas pour objet la famille d’origine, car ces familles étaient effectivement issues de David et de Yoav par suite des mariages subséquents. Le point central du débat entre Rabbi Meïr est Rabbi Yossé est le trait familial, la qualité unique qui les a poussées à accomplir l’action charitable consistant à pourvoir en bois l’autel le 20ème jour d’Av. Rabbi Meïr est d’avis que cette action est due au mérite du roi David, tandis que Rabbi Yossé soutient qu’elle est due au mérite de Yoav ben Tserouyah.

Quelle était la signification fondamentale de cette fourniture de bois pour le 20ème jour d’Av ? Pourquoi a-t-elle suscité des spéculations talmudiques au sujet de l’héritage spirituel spécial et du mérite ancestral qui permit à ces familles d’accomplir cette action ?

Le Talmud déclare : « À partir du 15ème jour d’Av, la force du soleil décline ; le bois n’étant plus suffisamment sec, il ne fut plus coupé pour être disposé sur l’autel du Temple. » La Michna déclare que le bois qui contient des vers n’est pas acceptable pour l’autel.4 Aussi, à partir du 15 Av, jour où la force du soleil du milieu de l’été commence à décliner, le bois, par crainte qu’il ne présentât des défauts incompatibles avec le service du Temple, ne fut plus coupé.

La première offrande de bois apportée après le 15 Av avait lieu le 20 du même mois. Toutefois, le bois devait être coupé plus tôt afin que les défauts mentionnés fussent évités. De plus, il était nécessaire de préparer ce combustible avec les plus grandes précautions, afin qu’il fût apte au service du Temple. En conséquence, la famille qui apportait le bois pour le 20 Av (de même que la famille dont l’offrande avait lieu le 20 Eloul) avait un mérite plus grand, dépassant de beaucoup la signification des offrandes antérieures, quand le bois était immédiatement accessible et ne nécessitait pas des efforts de préparation considérables. Les offrandes faites après le 15 Av reflétant une motivation plus grande, le Talmud spécule sur la source spirituelle de cette action notable.

Un produit rare

Autre point important : le bois lui-même n’était pas considéré comme un sacrifice, bien qu’indispensable à l’autel sur lequel les sacrifices étaient offerts. D’autre part, la bête qui se consumait au-dessus du bois qui alimentait les flammes n’était pas nécessairement offerte par les donateurs du bois. Elle pouvait n’être pas même l’objet d’un sacrifice communautaire où ces derniers avaient une part. Tous les Juifs offraient des sacrifices sur l’autel. Même les offrandes de pécheurs ou de coupables qui cherchaient à se racheter étaient placées sur le bois de l’autel. Néanmoins, la famille donatrice déployait de grands efforts pour la préparation du bois, poussée non par l’espoir d’une récompense, mais par le désir de venir en aide même à un Juif qui a succombé au péché. Ces efforts tendaient à faciliter à celui-ci l’offrande d’un sacrifice grâce auquel il pouvait se racheter.

Plus significatif encore est le fait que grâce à eux, et dans le but d’aider un frère juif, un produit rare devenait accessible. Et les donateurs le faisaient avec une telle joie que le jour de l’offrande du bois fut institué comme un Yom-Tov familial.

Ainsi se présentait donc la controverse entre Rabbi Meïr et Rabbi Yossé : la force qui rendait possible une conduite aussi exemplaire dérivait-elle du roi David ou de Yoav ben Tserouyah ?

Et David et Yoav

Le Talmud déclare : « N’était David, Yoav n’eût pas été capable de faire la guerre ; et sans Yoav, David n’aurait pas eu la possibilité de s’absorber dans la Torah ».5 Les succès militaires de Yoav étaient dus au mérite des études toraniques de David. Et l’aptitude de celui-ci à étudier la Torah, sans être distrait par les choses profanes de ce monde, était due aux efforts militaires que Yoav déployait pour le compte du roi David.6

(Le fait que le Talmud tire la signification de leurs efforts du même verset indique que leurs actions étaient finalement solidaires. Ainsi, les succès de Yoav sur le champ de bataille résultaient non seulement du mérite de David étudiant la Torah, mais en fait, Yoav avait une part dans la substance de la Torah de son roi parce que « sans Yoav, David n’aurait pas eu la possibilité de s’absorber dans la Torah ». C’est pourquoi la Torah de David aidait Yoav à remporter la victoire.)

Tant David que Yoav s’efforçaient à servir D.ieu dans le sacrifice et l’oubli total de soi. Cet effacement chez David s’exprimait dans le travail spirituel intense de l’étude de la Torah ; et comme il était l’aspect unique de cette étude, cet effacement méritait que « [...] D.ieu [soit] avec lui ».7 C’est-à-dire que la loi concordait avec sa pensée.8 Tandis que l’effacement et le sacrifice de soi chez Yoav s’exprimaient dans ses efforts pour faire front aux choses matérielles, guerroyant contre les nations hostiles à Israël, ménageant ainsi une « demeure pour le Tout-Puissant » dans le monde profane.

Étant donné que toutes les catégories du service sanctifié sont reliées entre elles, David et Yoav dépendaient l’un de l’autre. Les efforts militaires de Yoav rendaient possible l’étude de David, et le travail toranique de ce dernier aidait le général à remporter des victoires. Toutefois, une différence significative les distingue. L’intérêt primordial de David était dans la Torah, ce qui le coupait, l’isolait des choses de ce monde. Tandis que les efforts de Yoav s’exerçaient dans la guerre, ce qui l’amenait, au contraire, à affronter ces mêmes choses dont David était détourné par son étude même.

Quelques valeurs numériques

Rabbi Meïr et Rabbi Yossé n’étaient pas du même avis quant à l’importance de la signification de ces deux formes d’action. « Meïr », en tant que nom, dérive du mot or, lumière ou spiritualité manifeste, au-delà de la « finitude » du olam – le monde, interprété ‘hassidiquement comme issu de héelem – ce qui dissimule, ou voile de la loi naturelle. Ce qui explique que Rabbi Meïr se soit attaché avec zèle au concept d’auto-annu1ation inhérent à l’étude de la Torah, et tel que l’a personnifié le roi David. Le nom de « Yossé », lui, équivaut numériquement à Elokim, qui à son tour équivaut à hatéva, la nature, c’est-à-dire les lois immuables des choses de ce monde. Aussi son intérêt se portait-il sur la signification du conflit et du service spirituel que comporte le fait de régner sur le monde – ainsi que l’ont exprimé les actions de Yoav.

Obligatoire ou non ?

Une autre analyse raisonnée de la controverse qui a opposé Rabbi Meïr et Rabbi Yossé, est trouvée dans celle qui oppose le Talmud babylonien au Talmud de Jérusalem : la question est de savoir si un individu a l’obligation de faire un petit effort, si de celui-ci résulte finalement quelque chose de très important.9 Le Talmud de Jérusalem soutient que l’effort actuel étant sans commune mesure avec le bénéfice subséquent, l’individu a le devoir de s’efforcer d’accomplir l’action, malgré le fait que beaucoup de temps puisse s’écouler jusqu’à l’apparition du résultat important. Le Talmud babylonien, lui, soutient que nous devons nous occuper de la situation présente. L’effort étant nécessaire dans le présent, et le bienfait qui en résulte ne devant se produire que dans le futur, ce dernier ne recouvre pas l’effort actuel, malgré le fait qu’il le dépassera de beaucoup en signification. En conséquence, l’individu n’est pas tenu d’accomplir l’action nécessitant un effort spécial immédiat.

Le bienfait résultant de l’étude de la Torah à laquelle David s’est livré sans être distrait par rien dépassait de loin les difficultés affrontées par Yoav au champ de bataille. Toutefois, ce bienfait s’est produit ultérieurement aux victoires militaires de Yoav. Selon l’explication du Talmud de Jérusalem, Yoav avait ainsi l’obligation de faire la guerre. Quant au Talmud babylonien, il soutiendrait le point de vue contraire, à savoir que les actions de Yoav relevaient de son altruisme et de son libre arbitre, et n’étaient nullement soumises à une obligation ou une nécessité externes.

La position de Rabbi Meïr s’accorde donc avec le Talmud de Jérusalem : Yoav avait le devoir de faire la guerre, c’est au présent petit effort qu’étaient dues les actions ultérieures de David et leur grande signification. Rabbi Yossé, lui, pense comme le Talmud babylonien : les actions de Yoav avaient elles-mêmes une grande signification, puisqu’elles n’étaient pas exigées par la loi, qu’elles lui avaient été dictées par son altruisme et son idéal, bref qu’il avait agi en toute liberté.

La leçon pour nous

La leçon à tirer est la suivante : quand un homme possède quelque chose de si rare qu’il est très difficile de se le procurer, il doit être prêt à le donner pour venir en aide à un autre Juif. Même si ce dernier a commis une faute, et même si le don reste anonyme. De plus, il doit considérer comme un privilège d’avoir eu la possibilité de secourir un autre juif. Il doit en retirer une telle satisfaction, une telle joie, qu’il commémore cette action en instituant un Yom-Tov spécial pour toute sa famille.

Afin d’inculquer ce sentiment à nos enfants – aussi bien dans le sens génétique que dans le sens toranique : « Vos enfants »,10 « Ce sont vos élèves »11 –, notre conduite doit être imprégnée de la qualité vitale de messirouth néfèch, l’altruisme et le sacrifice de soi. Le service tant de l’individu que l’étude de la Torah absorbe totalement, que de celui qui s’engage dans les affaires, luttant et combattant constamment dans le monde profane (en vue de l’affiner, de l’édifier et le rendre apte à être une demeure adéquate pour la Présence Divine), ce service doit être caractérisé par le bitoul (l’auto-annulation) et la messirouth néfèch (le sacrifice de soi).

Ainsi formerons-nous une génération prête à offrir aux autres, dans la joie, ce qui lui appartient, afin de venir en aide à un frère juif.

Cet amour désintéressé pour un frère juif a une signification si importante12 – car il est à l’opposé de sinath ‘hinam, la haine sans fondement qui amena à la destruction du Temple13 – qu’il nous vaudra, pour très bientôt, la véritable et complète rédemption.

Extrait du discours du Rabbi du 20 Mena’hem Av 5711 (1951)
adapté de Likoutei Si’hot vol. 4, p. 1103