... Yokhoni, à mon avis, il se passe quelque chose d'anormal dans le quartier des esclaves cananéens. Il n'y a jamais eu un tel remue-ménage dans le ghetto. Les esclaves courent de tous côtés, l'un traîne un agneau, l'autre tient un long couteau, un troisième une bassine. Ces Juifs piteux se sont transformés du jour au lendemain. J'en ai même vu en train de sourire. Sur mon honneur ! Je n'avais jamais vu leurs yeux briller de la sorte ! C'est de l'insolence pure. L'autre jour j'entrai par hasard dans la demeure de l'un d'eux, et, par Baal-Tsephon, tu auras peine à le croire, mais j'ai vu un agneau sacré lié au pied du lit. Je dis au Juif :
« Comment as-tu osé commettre un tel sacrilège ? », et lui de me répondre froidement : « Nous allons l'offrir à notre D.ieu comme sacrifice pascal. » J'enrageais, et je l'aurais tué sur le champ, mais quelque chose s'est emparé de moi... J'eus peur - il me fixait sans aucune crainte, d'un regard étrange, dédaigneux. Mon bras retomba impuissant et je m'enfuis hors de la hutte... »
« Continue Mamreh, je suis tout oreilles », dit Yokhoni, comme son ami s'interrompait dans son récit.
« Oui, comme je disais, je ne sais quel sort leur Moïse nous a jeté. Une autre fois, un esclave hébreu est entré dans ma maison... », Mamreh s'arrêta brusquement et jeta alentour un regard anxieux. De toute évidence il avait peur. et semblait regretter ses confidences.
« Mais qu'as-tu donc, Mamreh ? » lui dit Yokhoni,
« Tu peux avoir confiance en moi ; continue, raconte ce qui c'est passé. »
« Vraiment, je ne sais ce que tu vas penser de moi, mais jure-moi que tu n'en parleras à âme qui vive... »
Yokhoni leva les mains et secoua violemment son corps en tous sens :
« Par le saint et puissant Baal-Tsephon, par la couronne de Pharaon, par les eaux sacrées du Nil, je te jure Mamreh de ne point révéler ton secret ! »
« Allons, soit », poursuivit Mamreh en baissant la voix, « avant-hier un Juif est venu chez moi. Croirais-tu qu'un Juif puisse mettre les pieds dans la maison d'un contremaître ? Je n'en croyais pas mes yeux. Il n'avait même pas essuyé la poussière de ses pieds ! Et que penses-tu qu'il avait à faire chez moi ? Tu n'en croiras rien, Yokhoni. Il désirait emprunter ma vaisselle la plus précieuse, mes plats d'or et d'argent, mes meilleurs vêtements ! Il disait qu'ils allaient célébrer une fête, et ses yeux brillaient d'un éclat troublant. O puissant Baal-Tsephon, puisses-tu me pardonner! Je l'aurais tué si le courage ne m'avait manqué. Au lieu de cela, je lui dis humblement : « Je n'ai ni plats d'or ou d'argent, ni vêtements. » Lui : « Si, tu en as. Je les ai vus de mes yeux, pendant le temps des ténèbres, souviens-toi ! » Il ricanait en disant cela, l'impudent ! Je lui répondis : « Pourquoi ne les as-tu pris alors ? » Il me répondit : « C'eût été voler. Nous autres, Hébreux, ne volons jamais ! » J'avais grand honte de moi-même, sans raison, somme toute. De mes mains je lui donnai toutes mes richesses. Comme je te disais, j'étais sous l'empire d'un charme. Je ne pouvais faire autrement... »
Yokhoni le réconforta : « Ne t'afflige pas. Tu n'es qu'un fou, si tu crois être le seul fauteur en Égypte. Des dunes du grand Océan, aux eaux du Lac Bleu, il n'est pas un de nos vaillants et fiers Égyptiens qui ne soit sous l'emprise du sort jeté par Moïse, ce magicien hébreu. Tiens, moi par exemple. Je n'ai jamais montré la moindre douceur envers ces esclaves. Tu me connais; quand leurs surveillants ne me livraient pas la totalité du contingent de briques, je prenais leurs enfants et comblait les brèches de la maçonnerie, de leurs corps encore vivants. Tu pourras trouver plus d'un corps humain dans les murailles de Pithom et Rhamses, ha, ha... Mais maintenant, je crains pour ma vie... tu peux m'en croire, je suis terrifié... »
« Parlons bas », murmura Yokhoni, « les gens prétendent que Pharaon lui-même est épouvanté... La nuit passée, le grand maître des travaux m'a raconté que Moïse est entré dans le palais, sans que personne n'ait pu l'arrêter. Il a prévenu Pharaon que le D.ieu des Hébreux est sur le point d'amener encore une plaie sur l'Égypte ! La dixième, la dernière, a-t-il dit, mais combien terrible. Tous les premiers-nés mourront. Rends-toi compte : le chef de chaque famille, et son héritier ! C'est-à-dire Rahab et Ouzah, nos aînés ! O, Nil puissant, combats ce terrible sort! » Et Yokhoni se mit à se lamenter, et à maudire le jour qui l'avait vu naître. Sur le point de s'évanouir, Mamreh supplia son ami de lui répéter tout ce qu'il avait entendu du grand-maître des travaux.
« Écoute, Mamreh, et puissent les eaux sacrées du Nil emporter au loin mes paroles impures. Cet après-midi, les Hébreux vont égorger nos agneaux sacrés et les offrir en sacrifice à leur étrange D.ieu que nul n'a vu, et pendant que nous gémirons sur nos morts, ils quitteront l'Égypte ouvertement, la tête haute. Jamais un esclave n'a pu quitter vivant cette terre, et à présent, ils sortent tous, il ne restera pas un seul Hébreu en Égypte. As-tu jamais entendu parler d'un esclave prenant le large avec les biens de son maître ? J'imagine qu'ils estiment les avoir mérités durant les siècles de captivité dans notre pays !
« Mais que dit notre puissant Pharaon ? »
Yokhoni réprima son murmure au niveau d'un chuchotement : « Que Baal-Tsephon me pardonne, mais il doit avoir perdu la tête ! Il refuse de laisser partir les Hébreux. Il s'obstine, il ne se soucie guère si l'Égypte en meurt... »
« Tu sais, Yokhoni, peut-être, après tout, que la plaie des premiers-nés ne se réalisera pas. Nos magiciens ont travaillé toute la journée à jeter un charme protecteur à travers toute l'Égypte. Mais j'aime mieux ne pas courir de risques. Je vais envoyer mon fils Rahab chez l'Hébreu qui a emprunté chez moi, il ne me refusera pas ce service, et mon fils sera en sécurité. »
« Excellente idée, Mamreh. Je ferai de même. Je ne tiens pas non plus à perdre mon Ouzah. Je l'enverrai avec Rahab. »
La nuit était tranquille. Pas un souffle de vent. Les rues étaient désertes. Chacun attendait minuit : les Juifs voyaient venir avec joie l'heure de la délivrance ; les Égyptiens craignaient pour leur vie...
A minuit un terrible tumulte s'éleva à travers l'Égypte tout entière. Des cris, des appels, des hurlements retentirent de toute parts. Les Égyptiens se précipitèrent hors de leurs maisons en gémissant : « Il faut libérer les Hébreux ! Vite, chez Pharaon ! nous allons tous mourir... »
« Est-ce toi, Yokhoni ? Oh! je suis content de te retrouver. Viens, allons voir nos fils, hâte-toi... »
Dans l'humble demeure de l'Hébreu, tout rayonnait de joie. Ils avaient cessé d'être des esclaves. Ils mangeaient l'agneau rôti en chantant des psaumes au D.ieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Ils étaient prêts à partir, les reins ceints, sandales aux pieds, le bâton à la main, attendant le signal de Moise.
« O, mon Rahab ! O, mon Ouzah ! » s'écrièrent les deux maîtres des travaux, en trouvant leurs fils morts. Ce fut leur dernier cri, car eux aussi, s'écroulèrent, agonisants.
L'effrayant vacarme de la foule réveilla Pharaon.
« Qu'est ceci ? » s'enquit-il. « Il n'est point de maison en Égypte qui ne pleure son mort », lui expliquèrent ses serviteurs. « L'aîné de chaque famille, du plus noble au plus humble, est mort subitement à minuit ! De plus, les premiers-nés, morts et enterrés voici déjà longtemps, ont été déterrés par nos chiens les plus fidèles, et leur corps jonchent toutes les rues. Tout le pays est frappé de terreur, par la main du D.ieu d'Israël ! »
Quand la foule furieuse fut parvenue au palais, Pharaon n'y était plus.
Échevelé, craignant pour sa vie, car lui aussi était un premier-né, Pharaon avait fait venir sa fille, la princesse Bithyah, et ils errèrent à la recherche de Moïse et d'Aaron. Ils les trouvèrent en train de célébrer une fête (le premier Sédère), comme tous les enfants d'Israël cette même nuit.
« O Moïse », s'écria Bithyah, « as-tu oublié que je t'ai sauvé alors que tu dérivais sur le Nil, dans un petit panier ?
« As-tu oublié que j'ai pris soin de toi, que je t'ai emmené dans ma royale demeure ? Comment as-tu pu susciter une si effroyable calamité ? »
« Tu ne cours aucun risque, Princesse », répondit Moïse, « car D.ieu n'a pas oublié la bonté dont tu as fait preuve à mon égard. Mais, quant à ton père et à son Peuple, D.ieu n'a-t-Il pas averti à plusieurs reprises, qu'il fallait délivrer mes pauvres frères asservis ? D.ieu a envoyé dix plaies successivement, mais ton père n'y prit garde ! »
« Debout ! Éloignez-vous de mon Peuple », hurla Pharaon. « Prenez votre peuple, vos enfants, vos troupeaux, et videz les lieux ! Hâtez-vous, nous mourons tous ! Miséricorde ! O, Moise ! bénis-moi, afin que je sois épargné... »
Sommes-nous des voleurs, pour que tu t'attendes à nous voir partir à la faveur de la nuit ? », répliqua Moise. « C'est à l'aube que nous quitterons l'Égypte, et ce sera un jour glorieux ! Quant à toi, Pharaon, tu vivras assez longtemps, pour contempler les merveilles et les miracles de D.ieu, le triomphe de la Justice et de la Liberté ! »
C'était par un clair matin, le quinzième jour du mois de Nissan. Les Enfants d'Israël se groupaient dans les rues et les passages. Animés et radieux, fiers et triomphants, ils s'affairaient fiévreusement, jeunes et vieux, femmes et enfants.
« Je dois te dire, Ephraïm, que je n'ai pas pu trouver la moindre provision de route. Juste quelques galettes de pain sans levain... »
« Moi non plus, frère Manassé. Personne d'ailleurs parmi tous ceux qui sont rassemblés ici. Ne crains rien. Notre D.ieu qui a réalisé tant de miracles, y pourvoira. »
Juste à ce moment, Moïse arriva, en compagnie d'Aaron et de ses fils. Le cercueil contenant les ossements de Joseph était là, lui aussi.
Dans le silence qui succéda, la voix de Moïse retentit dans la, vallée du Nil :
« Saint Troupeau, l'heure de la libération a sonné. En route ! »
Le cœur débordant de joie et de gratitude, les Enfants d'Israël s'engagèrent sur le chemin du triomphe et leurs voix s'unirent en un chœur éclatant « Louez le Seigneur ! « Louez, O vous, serviteurs du Seigneur... « Il relève ceux qui sont abaissés dans la poussière... « Louez le Seigneur. »
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