Le médecin a regardé mes résultats d’analyse de sang, m’a regardé et m’a dit : « Ils sont tous pathologiques, mais vous n’êtes pas en danger. Pour vous, ils ne sont pas si mauvais. »
Pour moi, ils ne sont pas si mauvais.
J’ai pensé à cela sur le chemin du retour de l’hôpital à mon travail. Je me sentais assez bien, en fait. Pour moi, c’est-à-dire. Beaucoup d’énergie. Pour moi, c’est-à-dire. Beaucoup mieux que la semaine dernière, ça c’est sûr. À vrai dire, c’était vraiment un beau jour – pour moi, c’est-à-dire.
Qu’est-ce qui en a fait un beau jour ? Eh bien, le simple fait d’être debout et actif, c’était beau. Capable d’aller travailler. Capable de conduire jusqu’à l’hôpital. Capable de sentir quelque vitalité circuler dans mon corps. Juste le fait d’être sur mes jambes et de marcher, avec l’esprit clair et des pensées positives.
Je dirais que c’est un beau jour. Pour moi, c’est-à-dire. Même avec des résultats d’analyses pathologiques.
Ensuite, j’ai commencé à penser à ce mot : pathologique. Et j’ai senti ce phénomène qui se produit dans ma colonne vertébrale quand je deviens tout rebelle, un mélange de fierté et de colère.
« Hey, qui est-il pour traiter mon sang de pathologique ? » ai-je pensé. « C’est de mon sang qu’il parle ! »
Et puis un certain calme s’est fait en moi. C’est effectivement de mon sang qu’il parle. Il peut être pathologique pour lui, mais pour moi, c’est le seul sang que j’aie. Et je suis assez heureux de l’avoir.
J’ai donc décidé que des mots comme « pathologique » ou même « malade » ne sont que relatifs. Pire encore, ce sont des jugements. Et si je les accepte, ils sont même dangereux – ils me mettent en opposition avec moi-même. « Hé le sang, pourquoi es-tu si pathologique ? Si tu étais mieux, j’irais mieux. »
Mais qu’est-ce que mon sang, si ce n’est moi ? En fait, on pourrait dire que mon sang est en quelque sorte mon essence physique. Donc, je ne me retourne pas contre mon propre sang. Non monsieur, pas moi.
Comme je l’ai dit, c’est le seul sang que j’aie.
Ensuite, j’ai commencé à penser à ma maladie. À mes meurtrissures. Cela aussi, c’est moi. Au moins actuellement. J’ai peut-être eu un autre corps autrefois, mais ceci est mon corps maintenant. C’est le seul que j’aie. C’est le corps qui est actuellement moi. Celui que j’habite – meurtrissures comprises – maintenant.
Et, encore une fois, j’ai pensé à toutes les étiquettes qu’on rattachait à mon corps. Les diagnostics, les pronostics, des mots comme mal-portant et malade. Et, bien sûr, le mot que certaines personnes ne prononcent même pas. Et puis il y a les grands efforts et l’urgence de changer mon corps, de le guérir ou de l’améliorer.
Et tandis que je comprenais tout cela selon une perspective, selon une autre j’ai commencé à voir que ces étiquettes, elles aussi, sont autant de jugements. Les comparaisons. Le rejet du corps qui est actuellement moi. Le rejet du seul corps que j’aie, peu importe quel genre de corps les autres peuvent avoir, peu importe quel genre de corps j’ai pu avoir autrefois.
Et puis ce fut le tour de considérer ma vie. La vie vécue dans ce corps cabossé avec son sang pathologique. Personne, j’ai réalisé, n’enviait ma vie ou la considérait normale. Personne, c’est-à-dire, à part moi. Parce que, voyez-vous, c’est ma vie. C’est la seule que j’aie, actuellement. Normale, pour moi, c’est-à-dire.
Bien sûr il y a beaucoup de jours négatifs. Des jours où je ne peux pas sortir du lit. De la fièvre, parfois. De la douleur. Et ces jours arrivent quand je les attends le moins, donc je ne peux vraiment compter sur rien. Des jours chez le docteur. Des jours à l’hôpital. Des jours de peur et de dépression. Cette inquiétude constante que quelqu’un avec mon corps cabossé et mes faibles taux sanguins est voué à ressentir.
Et puis il y a beaucoup de bons jours – bons pour moi, c’est-à-dire. Des jours où j’ai l’énergie de traverser toutes les heures de lumière du jour. Quand je peux sortir du lit. Marcher. Conduire. Converser. Embrasser mes enfants. Parler à ma femme. Travailler. Écrire. Penser. Il y a même des jours où je n’ai même pas besoin de faire une sieste quand je rentre du travail.
Par rapport à quelqu’un d’autre, je n’ai peut-être pas beaucoup d’énergie. Mais, pour moi, c’est la seule énergie que j’aie. Et pour moi, ce n’est pas si mal. En fait, pour moi, ces jours-ci sont beaux.
Et quand je mélange tous ces jours ensemble – les bons et les moins bons –, ils constituent ma vie. La seule vie que j’aie, peu importe ce que ma vie était avant ou aurait pu être.
Donc, je rejette tout jugement sur ma vie. Toute pitié. Parce que, tout comme chaque homme a sa vie, j’ai la mienne, et c’est ce qu’elle est. C’est celle que je vis. Aussi pleinement que je le peux.
Mais c’est là que le vrai défi réside. Vivre ma vie pleinement. Vivre ma vie, telle qu’elle est, aussi pleinement que je le peux, maintenant. Ne pas juger ma vie, en essayant de la rendre différente. Ne pas passer mon temps à souhaiter d’avoir un autre sang, un autre corps, une autre vie. Pas même passer beaucoup de temps à essayer de guérir et de changer mon sang, mes meurtrissures, mon cycle de jours. Mais plutôt vivre ma vie maintenant. Pas la vie de quelqu’un d’autre ou quelque vie idéale, mais ma vie, maintenant, aussi pleinement que je le peux.
Et ce n’est pas si facile, voyez-vous. Demeurer ici même, en cet instant même, dans ce corps, dans cette vie, c’est dur. Parce que, quand je commence à penser que mon sang est pathologique, alors je commence à souhaiter qu’il fût différent, que je fusse différent. Et ce souhait devient un substitut de ma vie. Et quand je commence à souhaiter que mes jours fussent différents, que je n’endurasse pas de douleur, de peur ou de solitude, ou que je fusse le type actif, fiable, énergique, terre-à-terre que j’étais autrefois, je ne vis pas ma vie maintenant, dans le moment, dans le corps que je suis maintenant. Je suis de nouveau dans le souhait. Je vis une vie qui était autrefois ou j’imagine une vie qui aurait pu être. Mais, je ne vis pas. Au lieu de cela, je juge. Je compare. J’imagine. J’essaie de m’échapper. Je fais comme s’il y avait une autre vie qui est la mienne.
À quoi suis-je parvenu, alors ? Comment peut-on vivre pleinement allongé sur le dos avec trop peu de sang pour tenir toute une journée ? Sans jamais savoir de quoi sera fait le lendemain ?
La réponse réside-t-elle dans la résignation ? L’acceptation ? La quête de guérison ou d’amélioration ? Le déni ? Se forcer à aller de l’avant avec les dents serrées ?
Mes sentiments de peur, de dépression ou de solitude sont-ils le signe que j’ai échoué à vivre pleinement la vie qui est désormais la mienne ? Si je réussis à vivre pleinement, serais-je heureux et joyeux, en dépit de tout ? Les gens admireront-ils mon optimisme et mon courage, malgré ce qu’ils considèrent comme la tragédie de l’état de ma vie et de ma santé ?
Renoncerai-je à la volonté de guérir ? Rejetterai-je tous les soins dans la pleine acceptation de ma condition actuelle ?
Mais, voyez-vous, toutes ces questions sont à côté du sujet. Il n’y a pas de réussite ou d’échec. Pas de manière d’être correcte. Rien à modifier.
Il y a juste ma vie à vivre dans ce corps avec ce sang qui est maintenant moi. Il s’agit de vivre la faiblesse, la douleur, la solitude, la peur. De prier un jour de toutes mes forces pour qu’un remède soit trouvé, le jour suivant de chercher sur internet les derniers développements de la recherche, un autre jour d’être couché dans la résignation ou l’acceptation ou la peur ou la dépression ou le désespoir. C’est me réjouir dans les bons jours, m’accrocher à eux quand je sais que je ne devrais pas, en espérant qu’ils dureront pour toujours.
C’est savourer les moments avec mes enfants un jour, et être en deuil de tout ce que je ne suis pas capable de faire avec eux le lendemain, souvent embarrassé du temps qu’ils me voient couché dans mon lit, à imaginer le papa que je pourrais être si seulement...
C’est partager autant de moi-même avec ma femme que je le peux, ressentir la séparation à cause de ce que je ne peux pas, m’ouvrir à elle et puis me fermer, l’écouter puis me laisser distraire par la peur ou le souci de moi-même. Ces précieux moments où l’on se sent compris et où l’on se sent comprenant.
C’est penser à la vie et à la mort. Avoir des heures interminables seul, parfois dans la solitude, parfois remplies de délicieux souvenirs ou des hautes contemplations, parfois dans la crainte et les cauchemars, parfois dans la révélation et la joie.
C’est se réveiller de moments de déni et de vœux pieux, de jugements et de condamnation de soi, de haine de mes meurtrissures et de mon sang, les accablant pour la vie qu’ils me causent. C’est se réveiller de ces pensées et de ces sentiments que je sais m’avoir ravi à ce que je suis pour m’amener à qui je voudrais être, et ensuite me ramener à qui je suis maintenant. C’est la compassion de me permettre ces envols de déni et de fuite et même d’apitoiement sur mon sort et d’accepter que ceux-ci, aussi, font partie de la vie qui est maintenant la mienne.
Vous voyez, ma vie est tout ce que ma vie est – cette vie qui est la seule que j’aie –, vécue pleinement, dans l’instant présent, parfois sans jugement et avec compassion et parfois totalement dans le jugement et la condamnation, tantôt avec joie et bonheur et espoir, tantôt dans le désespoir et l’abattement.
C’est la vie que j’ai qui, par rapport à une vie passée ou une vie qui aurait pu être, pourrait être appelée – comme mon sang – pathologique, mais pour moi, c’est la vie que je désire embrasser et pour laquelle je veux remercier D.ieu tous les jours, même les jours lors desquels je souhaiterais simplement que tout cela se termine.
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