Et Moïse dit au peuple : « N’ayez pas peur. Attendez et voyez la délivrance que D.ieu vous montrera aujourd’hui. Car si vous avez vu l’Égypte en ce jour, vous ne les reverrez plus jamais. D.ieu combattra pour vous et vous, demeurerez silencieux. »
D.ieu dit à Moïse : « Pourquoi M’implores-tu ? Dis aux Enfants d’Israël qu’ils avancent. »
Exode 14, 13-15
Nous connaissons tous ce sentiment : on se lève un matin, et on se rend compte que le monde n’est pas tel qu’on le voudrait.
C’est certes une expérience courante, mais les gens sont différents et réagissent différemment. L’un s’embarquera dans une croisade chevaleresque pour changer le monde. L’autre considèrera que le monde est perdu et se retirera derrière les murs protecteurs qu’il construira pour lui-même et pour ceux qu’il aime. Un troisième aura une approche pragmatique, acceptant le monde tel qu’il est et faisant de son mieux compte tenu des circonstances. Un quatrième reconnaîtra son incapacité à affronter la situation et cherchera un pouvoir qui lui apportera direction et assistance.
Nos ancêtres firent l’expérience d’un tel réveil brutal le septième jour après leur libération d’Égypte.
Dix plaies dévastatrices avaient brisé la puissance des Égyptiens et les avaient obligés à libérer le peuple juif. Après deux siècles d’exil et d’esclavage, les Enfants d’Israël se dirigeaient vers le mont Sinaï où ils scelleraient leur alliance avec D.ieu. Car tel était bien le but déclaré de l’Exode, ainsi que D.ieu l’avait dit à Moïse : « Quand tu feras sortir cette nation d’Égypte, vous servirez D.ieu sur cette montagne. »
Mais soudain, voilà que la mer se tenait devant eux et les armées du Pharaon se rapprochaient derrière eux. L’Égypte était belle et bien vivante, et la mer aussi semblait faire fi de la destinée de cette nation fraîchement née.
Comment réagirent-ils ? Le Midrache nous relate que le peuple juif se divisa en quatre camps. Il y eut ceux qui s’écrièrent « Jetons-nous à la mer » ; un autre groupe dit « Retournons en Égypte » ; un troisième argua « Livrons bataille contre les Égyptiens » ; finalement, une quatrième faction proposa : « Prions D.ieu. »
Pourtant, Moïse rejeta toutes ces quatre options, disant au Peuple : « N’ayez crainte, attendez et vous verrez la délivrance de D.ieu qu’Il vous montrera aujourd’hui. Car tout comme vous avez vu l’Égypte aujourd’hui, vous ne la reverrez plus jamais. D.ieu combattra pour vous, et vous, restez silencieux. » (Exode 14,13)
« N’ayez crainte, attendez et vous verrez la délivrance de D.ieu », explique le Midrache, était la réponse de Moïse à ceux qui désespéraient devant la menace égyptienne et voulaient se jeter à la mer.
« Tout comme vous avez quitté l’Égypte aujourd’hui, vous ne la reverrez jamais » s’adressait à ceux qui voulaient capituler et retourner en Égypte.
« D.ieu combattra pour vous » était destiné à ceux qui proposaient de combattre les Égyptiens.
Enfin, « et vous, restez silencieux » était la réponse de Moïse à ceux qui disaient : « Tout cela nous dépasse. Tout ce que nous pouvons faire, c’est prier. »
Qu’attend-on alors du Juif qui se trouve pris entre une horde hostile et la mer ?
« Dis aux Enfants d’Israël, dit D.ieu à Moïse au verset suivant, qu’ils avancent. »
Un tsaddik dans un manteau de fourrure
La route vers le mont Sinaï était semée d’embûches et d'épreuves. Il en va de même pour la route depuis le Sinaï, notre voyage trois fois millénaire consacré à la mise en œuvre de l’éthique et des idéaux de la Torah dans notre monde.
Aujourd’hui, tout comme jadis, plusieurs réponses sont possibles face à une réalité négative. Il y a l’approche consistant à se jeter à la mer de ceux qui n’ont aucun espoir de pouvoir affronter, et encore moins changer, le monde environnant. Plongeons dans la mer, disent-ils. La mer du Talmud, la mer de la piété, la mer de la vie religieuse. Coupons tout contact avec ce monde impie et débauché. Érigeons des murs de sainteté pour nous protéger, nous et les nôtres, des vents étrangers qui soufflent au-dehors, de sorte que nous puissions préserver l’héritage du Sinaï au-dedans. »
Un ancien dicton ‘hassidique décrit cet état d’esprit comme a tsaddik in peltz, un saint homme dans un manteau de fourrure. Il y a deux manières de se réchauffer dans le froid de l’hiver : on peut soit allumer un feu, soit s’emmitoufler dans sa fourrure. Quand on demande au tsaddik isolationniste : « Pourquoi cherchez-vous uniquement à préserver votre propre chaleur ? Pourquoi ne faites-vous pas un feu qui pourra aussi réchauffer les autres ? » Il répond : « À quoi bon ? Puis-je chauffer le monde entier ? » Si vous insistez et faites remarquer qu’un seul feu, même modeste, peu ranimer plusieurs personnes gelées qui, à leur tour, pourront allumer suffisamment de feux pour réchauffer un petit coin de l’univers, il ne comprend pas ce que vous voulez de lui. Rappelez-vous : il est un tsaddik, un homme parfait. Il n’y a pas de place pour des solutions partielles dans sa vie. « C’est sans espoir » soupire-t-il avec une authentique tristesse, puis il s’en retourne dans son Atlantide spirituelle.
L’esclave et le guerrier
Une seconde faction dit : « Retournons en Égypte. »
Plonger dans la mer n’est pas une option, explique le Juif Soumis. Ce monde est celui dans lequel D.ieu nous a placés, et notre mission est de l’affronter, pas de le fuir. Il nous faut seulement revoir nos attentes à la baisse.
Toute cette histoire d’Exode était manifestement une chimère. Comment pouvions-nous espérer nous libérer des lois et des contraintes qui s’appliquent à tous ? Être le peuple élu de D.ieu est bien joli, mais n’oublions pas que nous sommes une minorité et que nous dépendons du bon vouloir des Pharaons qui régissent le monde.
Il est certes de notre devoir d’influencer le monde. Mais, là encore, le Juif a de nombreux devoirs : il doit prier trois fois par jour, donner la charité, observer le Chabbat. Alors nous ferons de notre mieux compte tenu des circonstances. Oui, ce n’est pas chose aisée que d’observer toutes ces lois sans se mettre nos voisins à dos, mais qui a jamais dit qu’il était facile d’être juif ?
La troisième réaction possible à ce monde difficile est celle du Juif Combattant. Il comprend qu’il est tout aussi erroné de fuir le monde que de s’y soumettre. Alors il l’affronte, prêt au combat.
Le Juif Combattant arpente sa vie piqué au vif, combattant les pécheurs, les apostats, les antisémites, les Juifs pas assez juifs, et les Juifs non combattants. La fuite du premier groupe et la soumission du second ne sont pas pour lui : il sait que sa cause est juste, que D.ieu est de son côté et qu’il finira par triompher. Alors, si le monde n’entend pas la voix de la raison, il est prêt à lui donner une leçon qu’il n’oubliera pas de sitôt.
Le spiritualiste
Enfin, il y a le Juif qui considère le monde, puis les trois autres groupes, secoue sa tête et lève ses yeux au ciel. Il sait que rejeter la réalité du monde n’est pas la réponse, non plus que de se soumettre à ses diktats ou à ses conventions. Mais il sait aussi que « l’ensemble de la Torah a été donné pour faire la paix dans le monde » ; que « ses voies sont des voies agréables, et tous ses chemins sont paisibles. »
– Tu espères changer le monde paisiblement ? lui disent les trois autres camps. Depuis quand n’as-tu pas regardé par la fenêtre ? Autant essayer de vider les océans avec une cuiller à café !
– Vous avez entièrement raison, dit le Juif Qui Prie. Il n’y a, de façon réaliste, aucune chance que cela puisse se faire. Mais nous ne sommes pas soumis à cette réalité qui vous impressionne tellement.
Savez-vous quel est le dénominateur commun entre vous trois ? Vos estimations et vos stratégies sont toutes basées sur la réalité naturelle. Mais nous habitons une réalité supérieure. L’existence même du peuple juif n’est-elle pas un miracle en soi ? Notre monde est celui de l’esprit, le monde du verbe.
– Alors, en gros, ton approche est de ne rien faire ? objectent-ils.
– Encore une fois, vous utilisez les standards du monde matériel, répond le Juif Qui Prie, un monde qui considère l’activité spirituelle comme « ne rien faire ». Mais une unique prière, émanant d’un cœur sincère, peut accomplir plus que la plus sûre des forteresses, que le plus flatteur des diplomates ou que la plus puissante armée.
Aller de l’avant
Et quelle est la réponse de D.ieu ? « Dis aux Enfants d’Israël qu’ils avancent. »
Certes, il est important de préserver et de cultiver tout ce qui est pur et saint dans l’âme juive, de créer un sanctuaire inviolable pour D.ieu dans son cœur et dans sa communauté. Certes, il est des situations où il faut affronter le monde dans ses propres termes. Certes, nous devons combattre le mal. Et nous devons bien sûr reconnaître que nous ne pouvons pas y parvenir à nous seuls.
De fait, chacune des quatre approches a son temps et son lieu. Mais aucune d’entre elles ne constitue une vision globale qui puisse guider notre vie et définir notre relation avec le monde que nous habitons. Quand le Juif se dirige vers le Sinaï et rencontre un monde hostile ou indifférent, sa réponse essentielle doit être d’avancer.
Il ne s’agit pas d’échapper à la réalité, ni de s’y soumettre, ni de la combattre ou encore de la considérer seulement sur un plan spirituel, mais d’aller de l’avant. Faire encore une mitsva, allumer encore une âme, faire encore un pas vers notre but. Les chars de Pharaon se rapprochent ? Une mer froide et infranchissable barre votre chemin ? Ne regardez pas en haut ; regardez devant vous. Vous voyez cette montagne ? Avancez vers elle.
Et lorsque vous avancerez, vous verrez cette barrière infranchissable céder devant vous, et cette terrible menace s’évanouir. Vous verrez qu’en dépit de toutes les preuves du contraire, vous avez le pouvoir d’atteindre votre but. Même s’il vous faut ouvrir quelques mers au passage.
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