L'histoire de ce grand homme nous ramène sept cents ans en arrière. Il est si connu parmi ceux qui étudient le Talmud qu'il est appelé « le Mordekhaï ». C'est le titre même de sa grande œuvre dont nous vous parlerons plus loin.
Le temps de Rabbi Mordékhaï ben Hillel se confond avec une période de notre histoire pleine de persécutions et de pogroms. Avec lui nous sommes en Allemagne, et surtout à Nuremberg. Un pays, une ville, qui détiennent un triste record : dans aucun pays, dans aucune ville au monde autant de sang n'a coulé.
Cet homme éminent, sa femme et ses cinq enfants furent des martyrs de leur foi. Ils périrent dans cette ville qui vit naître naguère le nazisme. Comme vous voyez, les nazis existaient même en ce temps-là, encore qu'ils ne fussent pas aussi odieux que leurs émules modernes. Mais poursuivons cette désolante histoire.
Rabbi Mordékhaï ben Hillel est issu d'une famille d'érudits célèbres (des liens de parenté l'unissaient à l'illustre Rabbi Eliézère ben Nathan, ancêtre de beaucoup de rabbins fort connus, tels que Rabbi Eliézère ben Joël Halévi, Rabbi Ye'hiel, père de Rabbi Achère – le « Roch » – et d'autres).
Il fut témoin de nombreux et cruels pogromes qui anéantirent des communautés et des centres de savoir entiers. Peut-être est-ce à cause de cette tragique expérience qu'il consacra toute sa vie à recueillir, à enregistrer et à analyser une grande partie de la littérature talmudique qui avait été créée au cours de nombreux siècles avant lui. Ce faisant il rendait un service inestimable à notre peuple : sans lui la plupart de ces connaissances se seraient perdues en ces temps si troublés.
Comme son parent célèbre Rabbi Achère ben Ye'hiel, Rabbi Mordékhaï fut un disciple du Grand Rabbi Meïr de Rottenburg. Rabbi Mordékhaï avait l'honneur de formuler ses décisions en présence de son maître, privilège accordé seulement à quelques rares disciples.
Avant de se joindre au cercle des érudits célèbres dont Rabbi Meïr était le maître, il avait voyagé en Allemagne et en France dans le but d'amasser des connaissances auprès des plus grands savants de son temps (parmi ses autres maîtres, citons Rabbi Abraham ben Baroukh, frère de Rabbi Meïr de Rottenburg, et Rabbi Ye'hiel de Paris. D'autres érudits éminents tels que Rabbi Péretz ben Eliahou de Corbeil, Rabbi Ephraïm ben Nathan, Rabbi Jacob Halévi de Spire et Rabbi Dan Ashkenazi contribuèrent à l'enrichissement spirituel de Rabbi Mordékhaï).
Après que Rabbi Meïr de Rottenburg eut été jeté en prison et rançonné, et comme rien ne put être fait pour le secourir ainsi qu'il le demandait lui-même, Rabbi Mordékhaï partit pour Goslar, une ville du centre de l'Allemagne. Le jeune et brillant érudit s'y fit de nombreux amis ; un certain Rabbi Moïse Tako fut seul à manifester son antagonisme, jaloux qu'il était du nouveau venu. Rien n'arrêta Rabbi Tako dans son inavouable dessein d'éloigner Rabbi Mordékhaï de la ville. Ce dernier eut même à comparaître devant les magistrats de la cité afin de prouver ses droits à la résidence. La décision de la cour fut favorable. Néanmoins, Rabbi Mordékhaï, écœuré par cette jalousie mesquine, s'en alla à Nuremberg.
Peu après son arrivée, des disciples affluèrent de tous les pays d'Europe afin de profiter de son enseignement. Il en vint de France, d'Italie, d'Espagne, d'Autriche, de Bohême et de Hongrie. À tous, le rabbin dispensa généreusement son savoir prodigieux.
Sept ans durant Rabbi Mordékhaï dirigea sa fameuse académie. Puis survint une terrible catastrophe, conséquence de la guerre civile.
Cela arriva après la mort de l'Empereur Rodolphe de Habsbourg, quand son fils Albrecht eut à soutenir la lutte contre un autre prétendant au trône, le Prince Adolphe de Nassau. Le désordre et l'anarchie s'installèrent en maîtres dans le pays. Comme d'habitude, les Juifs sans défense en furent les premières victimes. La populace, incitée au meurtre, excitée, pilla et tua d'entières communautés juives. Le cruel « libellé du sang », à défaut d'autres excuses, fournit toujours une raison suffisante pour entreprendre un pogrom. Ainsi, soixante-douze Juifs de la ville de Sinzig furent enfermés dans une petite synagogue et brûlés vifs par une foule délirante et frénétique. Rabbi Mordékhaï écrivit des Lamentations qui furent incluses dans les Seli'hoth (prières récitées les jours de jeûne) pour pleurer la mort des martyrs.
La pire tragédie s'abattit sur les Juifs d'Allemagne à l'instigation du tristement célèbre Rintfleisch. Il vivait en Franconie et était le plus fanatique adversaire des Juifs. Membre d'une famille d'aristocrates, il se mit néanmoins à la tête d'une troupe de chenapans qui laissa derrière elle un sillage de sang à travers l'Allemagne méridionale. Plus de cent mille Juifs y perdirent la vie.
Ce Rintfleisch apparut pour la première fois dans la ville de Röttingen en Franconie, alors que le bruit se répandait que les Juifs avaient profané une église. Il rassembla autour de lui une troupe d'énergumènes et déclara qu'il avait reçu « une mission du ciel » qui lui commandait d'exterminer tous les Juifs afin de venger la « profanation ». Lui et sa troupe attaquèrent et tuèrent toute la communauté juive de Röttingen, puis ils déferlèrent sur la partie méridionale du pays. De ville en ville, ils exterminèrent et pillèrent toutes les communautés juives sans défense.
Le printemps et l'été de cette année (1298) virent des événements parmi les plus déchirants de l'histoire juive. La troupe de Rintfleisch grossissait, elle attaquait maintenant les grandes communautés aussi bien que les petites, encouragée à cela par la carence même des pouvoirs publics. Les Juifs se battirent pour défendre leur vie, mais ils furent vite débordés par des forces supérieures aux leurs.
Quand Rintfleisch atteignit Nuremberg, les Juifs organisèrent leur propre défense. Ils furent même aidés par des citoyens que les agissements de cette populace outraient. Ils auraient pu bénéficier d'une trêve s'ils avaient accepté la religion de leurs assaillants. Mais les Juifs se battirent pour leur foi. Quand la bataille eut pris fin, six cent vingt-huit martyrs gisaient sur le terrain et parmi eux Rabbi Mordékhaï ben Hillel, sa femme Zelda et leurs cinq enfants.
Rabbi Mordékhaï était à la fleur de l'âge quand il mourut victime de l'odieux Rintfleisch. Il n'avait pas cinquante ans. L'œuvre de sa vie allait lui assurer l'immortalité.
Cette œuvre, le « Séfère HaMordékhaï » (« Livre de Mordékhaï ») – ou simplement « le Mordékhaï » – fut publiée par ses disciples après sa mort. Deux groupes se formèrent qui préparèrent deux éditions différentes de l'œuvre de leur maître : l'une connue sous le nom de version rhénane, l'autre sous celui de version autrichienne. La première est la plus courte des deux. Accompagnée d'extraits de la version autrichienne (laquelle fut éditée par Rabbi Samuel ben Aaron de Schlettstadt) elle fut incluse dans le premier Talmud imprimé (Soncino, 1482).
Des talmudistes de premier plan et des codificateurs, y compris Rabbi Joseph Caro et Rabbi Moïse Isserlès (le « RaMo ») y puisèrent abondamment pour leurs décisions et leurs interprétations de la loi. Beaucoup de commentaires furent écrits sur le Mordékhaï ; le plus célèbre est Gdoulath Mordékhaï (la « Grandeur de Mordékhaï ») par Rabbi Baroukh ben David.
À ce jour, le Mordékhaï est une source inépuisable de connaissances pour tous ceux qui étudient le Talmud.
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