Rabbi Nathan ben Yé'hiel naquit à Rome à une époque relativement calme et sans tribulations pour les Juifs. Il était issu d'une des familles le plus en vue d'Italie, les Aanav. Son père, Rabbi Yé'hiel ben Abraham, éminent érudit, dirigeait le collège rabbinique de la capitale italienne ; la publication de plusieurs Piyoutim lui avait valu une certaine notoriété.

Dans sa prime jeunesse, Rabbi Nathan ben Yé'hiel eut peu d'inclination à marcher sur les traces de son père. L'érudition ne le tentait guère. Aussi, après avoir reçu une première instruction en hébreu, préféra-t-il la carrière des affaires. Quittant le toit paternel, il voyagea beaucoup en qualité de représentant d'un négociant en vêtements de toile. Ce travail peu agréable, voire pénible, déçut à tel point le jeune homme qu'il décida de le quitter et de s'engager dans la voie dont ses ancêtres avaient fait une tradition familiale depuis des siècles, et dont lui-même s'était détourné un peu à la légère : l'érudition. Un événement inattendu vint le libérer de l'apprentissage qui, selon la coutume du temps, le liait à son employeur : ce dernier mourut. Nathan reprit le chemin de Rome et, s'attelant à la tâche, entreprit sa propre éducation à partir du point où il l'avait laissée.

Particulièrement doué, il put très vite rattraper ses frères, Rabbi Daniel ben Yé'hiel et Rabbi Abraham ben Yé'hiel qui faisaient tous deux leurs études sous la direction de leur père. Ceux-ci, de nature plutôt sédentaire, se plaisaient à Rome, tandis que Rabbi Nathan, plus dynamique et plus curieux, préféra aller de par le monde parfaire ses connaissances auprès des grands érudits de son temps. Sa première étape fut la Sicile. Là, Rabbi Matslia'h ben al-Bazak venait de rentrer après un long séjour au Moyen-Orient où il avait suivi les cours du dernier des grands Guéonim de Poumbeditha, Rav Haï Gaon. Rabbi Nathan ben Yé'hiel passa plusieurs années auprès de Rabbi Matslia'h qui remplissait la fonction de Darchane (« Prédicateur ») en Sicile. L'élève put ainsi acquérir la maîtrise totale des méthodes et de l'interprétation des Gueonim de Poumbeditha. Il alla si loin dans cette voie qu'il s'identifia complètement à son maître. En effet, parmi les érudits qui étudièrent son ouvrage célèbre, l’Aroukh, nombreux furent ceux qui, comme Rabbénou Tam, ne le différenciant nullement de Matslia'h, considérèrent l'auteur comme un disciple direct de Rav Haï Gaon lui-même.

De Sicile, l'étudiant itinérant traversa la Méditerranée et se rendit à Kairouan, en Afrique du Nord, où deux grands savants, Rabbi 'Hananel ben 'Houchiel et Rabbi Nissim ben Jacob Gaon, dirigeaient une célèbre académie talmudique. Étape de première importance dans la formation de Rabbi Nathan puisque l'inspiration d'une grande partie de ses travaux fut justement attribuée tant aux enseignements qu'aux œuvres écrites de ces deux érudits, surtout ceux de Rabbénou Hananel. (Rabbénou Tam et Rabbi Isaac ben Moché, auteur du « Or Zarouah », partageaient l'opinion selon laquelle tous les énoncés contenus dans l’Aroukh, en dehors de ceux constituant une citation avec nom d'auteur, doivent être attribués à Rabbénou 'Hananel.)

Plus tard, Narbonne, en France, attira Rabbi Nathan. Là, Rabbi Moché Hadarchane (« Le Prédicateur ») dirigeait une académie talmudique fort réputée elle aussi. Rabbi Nathan passa plusieurs autres années aux pieds du grand homme qui était une autorité considérable en matière de littérature hébraïque biblique et post-biblique. L'élève allait lui rendre hommage dans son « Aroukh » comme le fit également Rachi dans son célèbre commentaire.

Arrivé à l'âge de trente-cinq ans environ, Rabbi Nathan ben Yé'hiel décida enfin de rentrer dans sa ville natale ; mais, en chemin, cédant à sa soif constante de connaissances, il ne manqua pas de profiter autant qu'il le put de ses brèves visites à plusieurs académies talmudiques. Il devait être particulièrement impressionné par les directeurs de deux Yéchivoth italiennes, Rabbi Moché de Pavie et Rabbi Moché Kalfo de Bari.

Il arriva enfin à Rome. Quelques mois plus tard, son père mourait. À la demande de Rabbi Nathan, les funérailles eurent lieu conformément aux rites de simplicité prescrits par nos sages. C'était là une innovation pour l'Italie où, selon une coutume acquise, la noblesse juive organisait les funérailles comme un cérémonial empreint de beaucoup de pompe. Ce retour aux sources qui dérogeait si tranquillement aux habitudes fit d'emblée de Rabbi Nathan un homme célèbre parmi les érudits du pays. De concert avec son frère aîné, Rabbi Daniel, et son frère cadet, Rabbi Abraham, il prit la tête de l'Académie talmudique de Rome, laquelle attirait de nombreux étudiants, et recevait de beaucoup de pays une abondante correspondance adressée « Aux Trois Gueonim de la Maison de Yé'hiel ». Rabbi Daniel, que tous les érudits chrétiens de Rome respectaient et que le Vatican consulta en plusieurs occasions, est l'auteur d'un commentaire sur la Michnah. Quant à Rabbi Abraham, il était un expert en Halakhah. Ainsi, les trois frères portèrent l'érudition juive de leur temps à un niveau rarement atteint après eux. Même le célèbre Rabbi Chlomo Its'haki, leur contemporain plus jeune, connu sous le nom de Rachi, s'adressa à eux pour avoir leur avis en matière de loi juive.

Mais le malheur n'épargna pas Rabbi Nathan. Des cinq fils que lui donna sa femme, les quatre premiers moururent emportés par une maladie étrange aussitôt atteint l'âge où se précisaient les promesses d'une carrière non moins glorieuse que celles de leurs illustres ancêtres. Seul, le dernier de ses fils, nommé Réouben, survécut. Rabbi Nathan ben Yé'hiel trouva la consolation dans ses incessantes recherches d'érudition et dans une inlassable activité philanthropique. Il réorganisa la vie dé la communauté juive de Rome, institua des organisations sociales, des caisses de prêts, des soins médicaux et des abris pour les indigents. Sous son énergique impulsion, un nouveau mikvéh (bain rituel) fut construit et inauguré en 1085. Dix-sept ans plus tard, lui et son frère consacraient une belle synagogue nouvelle à Rome ; elle était considérée comme l'un des édifices juifs les plus remarquables de l'Italie.

Cette synagogue fut dédiée en septembre 1101. Quelques mois plus tôt, en février de la même année – Kislev de l'an 4861 – Rabbi Nathan ben Yé'hiel avait achevé son œuvre monumentale, l’« Aroukh », résultat d'environ trente-cinq ans de labeur ininterrompu.

L'Aroukh est un dictionnaire encyclopédique couvrant toute la période post-biblique de la littérature ayant trait au Talmud, aux Midrachim et à divers Targoumim. Longtemps avant la naissance d'une véritable science lexicographique, Rabbi Nathan ben Yé'hiel conçut et réalisa cette œuvre aux si vastes dimensions qui, pendant des siècles, servit de modèle aux plus rigoureux lexicographes. Il y explique chaque expression contenue dans les écrits hébraïques et araméens des grands érudits juifs venus après l'achèvement de la Sainte Bible. Il cite souvent les nombreux commentateurs des écoles babylonienne, africaine et française antérieurs à lui, et emprunte abondamment aux notes de Rav Haï-Gaon, surtout à son commentaire sur le Sédère Taharoth. Il cite constamment ses maîtres et les maîtres de ses maîtres, Rabbi Guerchom de Mayence, Rabbi 'Hananel, Rabbi Matslia'h, Rabbi Moché Hadarchane, son père Rabbi Yé'hiel et beaucoup d'autres avec lesquels il a eu personnellement des contacts. L'auteur s'est également un peu servi de l'Aroukh de Rabbi Tséma'h ben Paltoï publié quelque temps avant le sien, mais de loin moins complet et moins vaste. Grâce à l'Aroukh de Rabbi Nathan ben Yé'hiel, beaucoup de citations et d'extraits de la littérature passée furent sauvés de l'oubli auquel les vouait fatalement la perte des originaux mêmes. Parce que linguiste éminent, Rabbi Nathan put expliquer beaucoup de mots difficiles qui, autrement, seraient restés entourés de mystère pour nous. En plus de l'hébreu et de l'araméen, ce grand érudit connaissait également l'arabe, le persan, le grec, le latin, le français et naturellement sa langue natale, l'italien. En outre, familiarisé avec les sciences telles que la médecine, l'astronomie, les mathématiques et la géométrie, il eut la possibilité de résoudre les problèmes que posaient les mots et les passages les plus difficiles du Talmud, des Midrachim, etc.

Aussitôt terminé, l'Aroukh fut accueilli par une approbation unanime et acquit vite une grande popularité. Depuis, il devint et reste jusqu'à nos jours un ouvrage de référence indispensable pour tous ceux qu'intéressait et qu'intéresse l'érudition juive.

Ce fut un illustre érudit de Rome qui attira l'attention de Rachi sur l'Aroukh : Kalonymus ben Chabtaï, le père de la grande famille des Kalonymus, lequel avait émigré à Worms. Rachi, qui dirigeait sa célèbre Yéchivah dans cette ville, fut tellement impressionné par l'Aroukh qu'il y puisa abondamment pour la seconde édition de son commentaire.

L'Aroukh fut l'un des premiers livres hébraïques à être imprimé, la première édition connue de l'œuvre datant de 1477. C'est le seul grand ouvrage littéraire et d'érudition italien qui puisse se mesurer aux écrits des Talmudistes espagnols, français et allemands. Par lui, Rabbi Nathan ben Yé'hiel s'est acquis une place prééminente clans « La Galerie de nos Grands ».