L'une des dernières grandes figures de l'Âge d'or de la culture juive en Espagne fut Rabbi Judah ben Salomon Al-Harizi, à la fois poète, voyageur, érudit et traducteur. Enclin au mouvement, aimant les voyages, il passa rarement beaucoup de temps dans une même ville. C'est la raison pour laquelle on possède peu de détails personnels sur sa vie. L'on doute même du lieu où il vit le jour. D'aucuns croient qu'Al-Harizi est né à Barcelone, capitale de l'Espagne septentrionale, de laquelle il parle en termes fort affectueux et admiratifs, et qu'il appelle « une communauté de princes et un noble peuple ». L'on suppose que ses parents émigrèrent à Barcelone après que Séville, lieu de leur résidence première, eût été détruite par les Almohades. Si l'on se base sur certaines remarques d'Al-Harizi lui-même, Tolède peut bien avoir été sa ville natale.

On sait peu de choses sur la famille du poète si ce n'est que l'un des disciples remarquables de Rabbi Isaac Alfassi (le « RIF ») fut un certain Ibn Isaac Al-Harizi, et qu'un autre membre de la famille, poète lui aussi, se nommait Rabbi Abraham Al-Harizi. Ce dernier, de l'avis de son parent Rabbi Judah ben Salomon, avait beaucoup de talent. Ainsi peut-on avancer avec quelque chance de véracité que la famille de Rabbi Judah dut appartenir à la noblesse juive d'Espagne.

À en juger par ses écrits, il n'est pas difficile de constater qu'Al-Harizi possédait une solide instruction tant juive que profane. Son style en hébreu est un des plus élégants et des plus éloquents de notre littérature. Al-Harizi parlait aussi couramment l'arabe, l'araméen, le français, le latin et le grec. Il est possible qu'au début il nourrit le projet d'embrasser la profession de médecin, car beaucoup de ses traductions et de ses écrits révèlent une grande familiarité avec les ouvrages médicaux connus en son temps. Il traduisit même plusieurs traités de médecine rédigés en grec et en arabe. Il est en tout cas certain qu'Al-Harizi n'exerça jamais, fut-ce temporairement, une profession précise.

Les premières vingt-cinq années de sa vie furent consacrées à l'étude. Puis commença sa carrière poétique. S’il est fréquent que les poètes aiment les voyages, pour Al-Harizi voyager fut une passion. Il traversa la France, l'Italie, la Grèce, la Syrie, la Terre Sainte, la Perse et l'Égypte. Dans toutes ces communautés, il rencontra beaucoup d'admirateurs qui l'encouragèrent et l'aidèrent généreusement pour la publication de ses écrits. En retour, le poète reconnaissant chanta leurs louanges. Durant ses pérégrinations à travers l'Europe et le Moyen-Orient, Al Harizi écrivit ses expériences et ses impressions ; une partie en est conservée dans son œuvre poétique capitale intitulée « Ta'hkémoni ».

Les Juifs des villes d'Espagne et du midi de la France – parmi ces dernières, citons Lunel et Marseille – appréciaient fort le grand talent du poète et son verbe percutant. Ils le libérèrent des soucis matériels, de sorte qu'il put consacrer tout son temps à son œuvre. L'Italie également ne ménagea ni le crédit, ni l'admiration que tant de poésie et de savoir réunis méritaient. Mais bientôt vinrent les mauvais jours. Al-Harizi en quête de mécènes et de protections qu'il ne trouvait point, connut alors de longues années de misère et de privations. De cette période ingrate de sa vie il écrit :

Les maîtres du chant, Salomon et Judah (Gabirol et Halévi)
Sans parler de Moïse (ibn Ezra) – brillaient en occident ;
Et des hommes riches et puissants régnaient qui acquéraient les perles de leur art.
Quant à moi, que mon lot est triste et que les temps sont changés !
Les riches ne sont plus et leur gloire s'est éteinte !
Les maîtres avaient trouvé des sources – pour moi d'aucune source l'eau ne jaillira jamais !

Néanmoins, vers les dernières années de sa vie, la chance lui sourit à nouveau. Il rencontra les princes juifs de Syrie et de Damas qui le prirent sous leur protection et lui assurèrent les conditions matérielles qui lui permirent d'écrire dans une forme poétique l'histoire de ses voyages. Le « Ta'hkémoni » mentionné plus haut est dédié à l'un de ces protecteurs, le noble Isaïe ben Jessé, que le poète appelle « le prince d'Israël en exil ».

II

Al-Harizi nourrissait la noble ambition de faire revenir les Juifs à leur propre langue. « Ils servent des langues étrangères et méprisent la leur propre », se plaignait-il. Il se fit un devoir de prouver que la langue hébraïque ne manquait ni de la grâce, ni de l'élégance propres à l'arabe et il commença sa carrière littéraire par la traduction des œuvres poétiques de l'un des poètes arabes les plus populaires de l'époque, Hariri El Bozra. Ce dernier avait popularisé le style de la prose rimée appelée « Makamath ». L'origine de la Makama se perd dans un passé lointain. C'était une prose soumise à la rime et émaillée de remarques spirituelles, de trouvailles fantaisistes et capricieuses exprimées dans un langage fleuri. Adoptant le style de la Bible, Rabbi Judah Al-Harizi traduisit fidèlement ces Makamath qui furent publiées sous le titre de « Ma'hbaroth Itiel ». Ce faisant Al-Harizi créait un nouveau genre de rime hébraïque dont la noblesse juive cultivée d'Espagne et d'Italie fit sa pâture. Il eut en cette nouvelle manière beaucoup d'imitateurs ; mais aucun n'approcha sa maîtrise du TaNaKh ni sa verve et son esprit.

Les traductions d'Al-Harizi de l'arabe en hébreu comprennent également l'introduction et une partie du Commentaire sur la Michna de Rambam, ainsi que son « Moreh Névoukhim » en entier. Harizi, qui avait 25 ans de moins que Rambam et était un grand admirateur de ce dernier, lui prodigue les noms les plus extraordinaires, rappelant « un ange de D.ieu » et « celui qui escalada les cimes menant jusqu'à la résidence du Très-Haut ». La traduction d'Al-Harizi du « Moreh » est plus facile à lire et à comprendre que celle du même ouvrage faite par Rabbi Judah ibn Tibbon, mais ce dernier est plus précis et plus fidèle.

Harizi traduisit également « L'Éthique » et « La Politique » d'Aristote ainsi que plusieurs traités de médecine de moindre importance. Il en composa un lui-même intitulé « Réfouath Gueviyah » (« La Guérison du Corps »). Parmi ses œuvres mineures, citons son « Séfère Goraloth » et le « Séfère Anak », imitation des poèmes de Rabbi Moché ben Ezra et de Rabbi Salomon ibn Gabirol.

« Ta'hkémoni », cité plus haut, est l'œuvre capitale d'Al-Harizi à laquelle il doit la plus grande partie de sa réputation de poète. L'ouvrage contient : quelque cinquante chapitres en prose rimée dans le style des « Makamath » et ayant peu de rapports l'un avec l'autre. En effet le livre traite de sujets fort variés, allant des discussions très élevées entre grands poètes et érudits au débat opposant une fourmi à une puce. Les deux principaux personnages de « Ta'hkémoni » sont « 'Hévère Hakéini » que beaucoup d'érudits appelèrent le Don Quichotte juif parce qu'il est censé être un voyageur qui raconte ses aventures et ses exploits, et « Héiman Haezra'hi » – un autre nom emprunté au TaNaKh – lequel interroge 'Hévère Hakéini sur ses aventures. Par le truchement de ce personnage, l'auteur révèle sa propre personnalité, ses expériences, ses pensées et son jugement sur ses prédécesseurs et ses contemporains. Al-Harizi parle avec chaleur des princes de la poésie hébraïque tels que Rabbi Salomon ibn Gabirol, Abraham ibn Ezra, Judah Halévy et Moïse ibn Ezra dont la disparition a signifié « le tarissement de la source du chant ». De lui-même et de ses contemporains il dit : « Nous ne faisons que ramasser leurs miettes, nous ne pourrons jamais les égaler. » Et de certains prétendus « poètes » qu'il rencontra au cours de ses voyages, il parle avec une ironie mêlée de mépris : « Quand il écrit une chanson ou étale une ode, l'effet est pareil à l'explosion de quelque marmite ou d'un chaudron. »

Historiquement, les descriptions finies par Rabbi Judah Al-Harizi des lieux qu'il a visités et des gens qu'il a rencontrés n'ont pas l'importance des relations de voyage de ses deux aînés, presque ses contemporains, Rabbi Benjamin de Toudela et Rabbi Peta'hiah de Regensburg. Cependant ses récits sont intéressants pour la comparaison qu'on peut établir entre la vie juive du temps des deux globe-trotters et celle décrite par Al-Harizi trente ans plus tard.