Rabbi Yom-Tov Lippman Heller, l'auteur du célèbre commentaire de la Michnah, Tossafoth Yom-Tov, est né à Wallerstein, petite localité de Bavière. Il avait dix-huit ans quand il fut désigné par la communauté juive de Prague pour occuper la fonction de Dayane (Juge) à la Cour Rabbinique. De là il fut sollicité par la communauté juive de Nikolsbourg en Moravie ; et, plus tard, invité à Vienne comme Grand Rabbin et recteur de l'École Talmudique.
C'est à cette époque qu'il écrivit son lumineux commentaire de la Michnah, Tossafoth Yom-Tov, qui est devenu le manuel classique de tout étudiant du Talmud et le complément essentiel de presque toutes nos éditions de la Michnah.
Une autre œuvre, moins célèbre que ses Tossafoth Yom-Tov, mais qui révèle cependant une finesse d'esprit et une culture universelle encore plus grandes, est son « Maadanei-Melekh », explications au commentaire du Roch, Rabbi Acher ben Yéchiel. Une partie de cet ouvrage, connue sous le nom de « Pilpoula-'Harifta », est considérée comme essentielle, et son étude comme une des obligations de base, pour tout érudit versé dans la science du Talmud.
À l'âge de 48 ans, Rabbi Yom-Tov Lippman Heller fut invité à occuper le poste de Grand-Rabbin de la nombreuse et importante communauté juive de Prague. Il n'y demeura pas très longtemps. Peu après sa nomination, l'Empereur Ferdinand II, soucieux de ranimer une trésorerie défaillante, eut recours à son moyen favori : il frappa d'impôts de guerre très lourds ses sujets juifs. Rabbi Yom-Tov Lippman Heller était président du comité de sélection chargé de répartir parmi les Juifs de Bohême les tributs énormes exigés. Il fit de son mieux pour accomplir sa tâche en toute impartialité et avec la plus grande justice. Mais il était inévitable qu'un travail si ingrat engendrât du mécontentement. Certains parmi ceux qui étaient persuadés qu'on ne les avait pas traités avec équité en appelèrent à la Cour Impériale. Et ils ne s'en tinrent pas là : dans le but de renforcer leur position par un argument de taille, ils accusèrent Rabbi Yom-Tov Lippman Heller d'avoir attaqué la religion chrétienne dans ses écrits. L'empereur le fit arrêter, on l'emmena à Vienne où il fut incarcéré. Quarante jours après il dut comparaître devant la Cour Impériale, et en dépit de sa défense contre les méchantes calomnies dont on l'avait accablé, il fut condamné à payer une amende de dix mille guldens, déchu de sa fonction et exilé en Pologne.
Le récit dramatique de son emprisonnement ne pouvait être mieux fait que par lui-même. Nous le trouvons dans son autobiographie intitulée « Méguilat Eiva » :
En raison des guerres incessantes qui avaient pour théâtre les alentours de la ville de Prague et qui mettaient aux prises l'Empereur Ferdinand II et le Duc Frederick von der Pfalz, la prospérité déclina rapidement et le poids des impôts se fit de plus en plus accablant. La conséquence en fut que la Communauté se vit obligée de contracter plus d'un prêt à un taux d'intérêt très élevé. Quand l'échéance arriva, des disputes éclatèrent au sein du peuple d'Israël : l'accord n'arrivait pas à se faire au sujet de la quote-part qui incomberait à chacun. Ceux qui jusque-là avaient été amis se séparèrent ; des complots furent tramés en secret, d'autres même ouvertement. Tous mes efforts en tant que rabbin en vue de rapprocher ceux que les dissensions avaient éloignés furent vains.
Quand je fus averti qu'un complot contre les chefs et contre moi avait été tramé, je n'y prêtai pas foi. Je savais que je n'avais fait de mal à personne ni prononcé un jugement qui ne fût dicté par ma conscience.
Le lundi 4 juillet 1629, à l'heure de l'office de l'après-midi, un Juif vint m'informer que le Juge Impérial lui avait demandé si l'on pouvait me trouver chez moi, car, avait-il ajouté, il désirait me parler d'une affaire secrète.
Or, justement ce jour-là, des lettres m'étaient parvenues de la Sainte Congrégation, qui m'informaient que le Kaiser avait donné des ordres à son Régent à Prague de me conduire à Vienne dans les chaînes. Aussi, quand le Juge vint seul me dire qu'il avait à m'entretenir d'une affaire privée, je rapprochai un fait de l'autre et lui parlai en ces termes :
– Acceptez, je vous prie, que cet entretien ait lieu dans la maison du chef de notre communauté, Son Eminence Rabbi Jacob Schmilas.
À quoi il répondit :
– Pour lui rendre l'honneur qui lui est dû, je vous accompagnerai à pied.
Une fois chez Rabbi Jacob Schmilas, le Juge Impérial me fit asseoir à sa droite et bavarda avec nous pendant quelque temps. Ensuite, il demanda à Rabbi Jacob s'il pouvait se retirer avec lui dans une autre pièce. Là, il parla.
– Je regrette d'être à court de mots, dit-il, pour faire savoir au Rabbi Yom-Tov Lippman Heller combien critique est la situation dans laquelle il se trouve ; car pour ma part, je suis convaincu que c'est un honnête homme. Aussi vous expliquerai-je, à vous, de quoi il s'agit ; et vous, dans votre grande sagesse, trouverez le meilleur moyen de l'en informer afin qu'il n'en soit ni bouleversé, ni accablé.
Et voici ce qu'il lui dit : Le Kaiser avait, par lettre, envoyé des ordres à son Régent à l'effet de mettre le rabbin dans les chaînes et de le conduire, dans cet état et sous bonne escorte, à Vienne. Les chaînes et quatorze gardes se trouvaient déjà au palais du vice-roi. Ce dernier avait, à son tour, donné des ordres au Juge Impérial pour qu'il lui amenât le rabbin cette nuit même.
En apprenant cela, Rabbi Jacob, à la fois étonné et troublé, pria son visiteur de surseoir un peu à l'accomplissement de sa mission.
– Je dépêcherai moi-même, dit-il, quelques-uns de nos notables afin qu'ils intercèdent en faveur du rabbin auprès du Régent.
– Faites, répondit le Juge, je resterai ici toute la nuit si cela est nécessaire, jusqu'à ce que je sache ce qu'aura dit le Vice-roi.
Les notables de la communauté, notamment David Lourie, Reb Hena et Reb Israël Weisels, se rendirent chez le Régent. Son palais se trouvait dans un endroit fort retiré au-delà du fleuve à Prague. Quand les délégués y arrivèrent, toutes les portes étaient fermées et verrouillées ; il était minuit. Ils ne revinrent pas sur leurs pas, mais se mirent à cogner de toutes leurs forces jusqu'à ce que le chambellan du Prince, de garde cette nuit-là à la porte même de la chambre de son maître, surpris par un tel vacarme, mit la tête à la fenêtre et demanda :
– Pourquoi cognez-vous de la sorte ? Ne savez-vous pas qu'il est minuit ? Tout le monde est couché et il ne faut réveiller personne.
Les délégués le prièrent alors de leur ouvrir ; ils étaient les notables de la communauté juive et avaient été envoyés à Son Altesse le Vice-roi pour lui parler d'une affaire très urgente. Le chambellan leur ouvrit. Ils le prièrent alors de réveiller le Prince et de l'informer que les notables de la communauté juive devaient absolument lui parler ; c'étaient une question de vie ou de mort. Il se dirigea, un flambeau à la main, vers la chambre du Prince, le réveilla, le mit au courant de la présence de la délégation au palais et lui répéta qu'il y allait de la vie d'un homme.
– Qu'ils entrent, dit le Prince.
Quand ils se présentèrent devant lui, ils se jetèrent face contre terre et dirent :
– Votre Altesse a envoyé le Juge Impérial arrêter le rabbin afin de le conduire dans les chaînes et sous bonne escorte à Vienne. Comment cacherons-nous alors notre honte ? Demain on dira que le rabbin est la personnalité la plus marquante parmi les Juifs, et que si on l'a arrêté la seule raison en est qu'ils se sont rebellés contre le Kaiser. Dans chaque ville où ce bruit se répandra, les Juifs seront maltraités, certes, mais en définitive ce sera Sa Majesté Impériale, dont ils sont les sujets, qui y perdra le plus. Aussi vous supplions-nous seulement de permettre au rabbin de faire le voyage par lui-même jusqu'à Vienne afin de comparaître devant qui il plaira à Votre Altesse de lui désigner. Et nous nous porterons garants de l'exécution rapide des ordres de Votre Altesse.
Le Prince dit alors :
– Rentrez chez vous cette nuit et revenez demain pour la réponse. Sous votre caution, je vous laisse le rabbin jusqu'au matin, vous aurez à répondre de lui s'il prend la fuite. Et allez dire, en mon nom, au Juge Impérial de rentrer chez lui et de revenir avec vous demain.
Le lendemain, les notables, conformément à l'ordre du Vice-roi, revinrent accompagnés du Juge Impérial. Le Prince ordonna à ce dernier d'accepter la caution des notables qui garantissaient que le rabbin serait à Vienne dans un délai de six jours afin de comparaître devant le Chancelier d'État. Et dans le cas où le rabbin manquerait à cette promesse, les notables se verraient infliger une grosse amende et tant leurs personnes que leurs biens seraient à la discrétion des autorités à la place du rabbin. Le tout fut consigné par écrit. Puisse Dieu Se souvenir de ces notables pour cette bonne action qu'ils firent en ma faveur ! Et le mardi, huitième jour de Tamouz, je pris le chemin de la capitale.
Le dimanche prochain j'arrivais à Vienne. J'étais accompagné par Reb Hena. Nous nous rendîmes à la Chancellerie, mais le chancelier était absent. Le lendemain, je m'y présentai à nouveau et eus la chance de le rencontrer. Il me reprocha, au nom du Kaiser, mes deux ouvrages, Maadanei-Melekh (« Les douceurs de royauté ») et Le'hem-Hamoudoth (« Le pain désiré »), car on avait dit au Kaiser que j'avais écrit dans ces deux ouvrages contre la foi. Il m'en parla longuement.
« Je jure par Dieu, rétorquai-je, n'avoir jamais écrit une chose pareille. Tous nos livres traitent du Talmud et sont conformes à la Torah de Moïse qui est la base même de notre foi, et le Talmud n'est qu'une interprétation de la loi écrite comme elle fut décrétée par l'Éternel, béni soit-Il. Bien au contraire, depuis la compilation du Talmud, il a été formellement interdit à tous nos sages et à tous nos auteurs de s'éloigner du sens littéral du texte biblique. »
Après avoir longuement discuté cette question avec moi, le chancelier me dit : « L'affaire sera soumise à une commission composée de spécialistes de la littérature et de la langue hébraïques et c'est eux qui feront un rapport au Kaiser à ce sujet ; leurs conclusions prévaudront. »
Dimanche, 17 Tamouz, après que la commission eut déjà siégé, le deuxième juge de la ville, accompagné de deux bedeaux, vint chez moi, porteur d'un ordre du chancelier qui, au nom du Kaiser, me fit jeter en prison dans la cellule des condamnés à mort. Le mardi suivant, des intermédiaires réussirent à me faire sortir de la cellule des condamnés à mort et je fus transporté à la prison royale. J'y étais mieux traité, car j'avais un lit, une table, une chaise et une lampe. De plus, le chef gardien, compréhensif, me donnait tout ce que je désirais.
Le 25 Tamouz, je fus cité devant la commission. Les juges me demandèrent d'abord pour quelle raison j'avais loué le Talmud dans l'introduction, bien qu'il eût été publiquement brûlé sur l'ordre du pape. Ils ajoutèrent que le Kaiser était obligé de respecter les édits du pape.
Je leurs répondis que ces louanges étaient destinées au peuple juif qui est obligé de respecter scrupuleusement, lui aussi, tous les écrits de nos Sages, et que le Talmud constituait une partie intégrante de la Torah.
Ils me sollicitèrent encore une fois de leur expliquer pourquoi j'avais écrit contre leur foi. Ma réponse, cette fois-ci, était la même que celle que j'avais déjà donnée au chancelier et ils me renvoyèrent alors en prison.
Jeudi 27 Tamouz, le jugement impérial fut proclamé dans ces termes : Bien que, selon les conclusions auxquelles était arrivée la commission, je méritais d'être condamné à mort, le Kaiser, étant un monarque miséricordieux comme l’étaient ses ancêtres, avait décidé d'avoir pitié de moi ; par conséquent, on me condamnait seulement à une amende de 12 000 marks sans spécifier les délais de paiement. Par contre, mes écrits devraient être brûlés. Au cas où je refuserais de payer la somme indiquée, on m'exécuterait sans pitié.
Samedi 18 Av, le chancelier reçut celui qui intercédait pour moi et lui dit : « S'il ne paie pas l'amende indiquée, je le renverrai à la prison où il fut déjà et de là on le traînera au centre de Vienne où il sera déshabillé et battu. Ensuite, on l'amènera à Prague où il sera publiquement flagellé nu. Il deviendra alors la honte de tout Israël, car jamais chose pareille n'est arrivée depuis que les enfants d'Israël se trouvent en exil. Imaginez donc ce que pourra penser le peuple de l'affront fait au rabbin, surtout dans une ville où vivent un si grand nombre de Juifs. »
Lundi 27 Av, le chancelier informait que le Kaiser était d'accord pour réduire l'amende à 10 000 marks. Je demandais alors un certain temps pour verser la somme, comment aurais-je pu la payer tout de suite ? Après de longues et difficiles démarches, on m'accorda les conditions suivantes : paiement comptant de 2000 marks, 1000 marks dans les six semaines suivantes, tandis que le solde était payable en partie tous les trois mois jusqu'à concurrence de la totalité.
Que Dieu se souvienne du bon Rabbi Jacob Shmilas qui m'envoya un chèque de 2000 marks, et aussi des chefs de la communauté juive de Vienne qui m'envoyèrent 700 marks, sans oublier les 100 marks du Rav Schiff, mon parent, et les sommes que j'ai reçues d'autres coreligionnaires qui se portèrent garants pour la moitié du solde de ma peine. Pour l'autre moitié, c'était Rabbi Hena, qui était venu avec moi à Vienne, et mon gendre, Rabbi Wolf Slavis, qui avalisèrent mon dû.
Dans cette biographie, Rabbi Yom-Tov Lippmann Heller nous décrit également en vives couleurs les années tragiques qu'il vécut en Ukraine lorsque ses fonctions de rabbin l'appelaient constamment à visiter les diverses communautés juives de ce pays. À cette époque, il fut témoin plus d'une fois du massacre de Juifs par les sauvages Cosaques, à la tête desquels se trouvait l'infâme Chmielnicki qui avait sur la conscience la mort et la destruction de milliers de communautés juives.
Partout où il se rendit, en Bohème, en Autriche et en Pologne, Rabbi Heller fonda des communautés et organisa des Yechivoth. Il n'était donc pas seulement un grand savant à qui la littérature talmudique doit tant, mais aussi un des piliers de la vie spirituelle juive à une époque où la Guerre de Trente Ans détruisait les centres les plus animés et les meilleurs du Judaïsme.
Les dernières années de sa vie, il les passa dans la ville polonaise de Cracovie, en remplissant les fonctions de rabbin et de directeur de l'académie talmudique. Il mourut à l'âge de soixante-quinze ans.
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