Dans les faubourgs de la ville de Tarnow, en Galicie, vivait un Juif nommé Eliézer Lippa. Il était très pauvre. Et ce qui n'arrangeait pas les choses c'est qu'à sa pauvreté s'ajoutait une grande ignorance. N'ayant jamais rien appris, il ne savait rien, ou presque. Sa naissance avait coûté la vie à sa mère, et son père était mort un an après. Eliézer Lippa fut recueilli par son oncle maternel qui vivait dans une ferme non loin de Tarnow. Débordant d'énergie, ce dernier ne croyait qu'au travail physique et lui consacrait tout son temps. Le garçon grandit ainsi dans une atmosphère où l'instruction n'avait guère de place. Ne recevant presque aucune éducation juive, il s'arrangea comme il put pour apprendre à lire dans le Siddour (livre de Prières) et réciter les Psaumes, sans toutefois connaître le sens des mots qu'il parvenait non sans mal à déchiffrer. Ne parlons pas du 'Houmache ou de la Guémara...
Pourtant, Eliézer Lippa était un bon Juif qui aimait dire ses prières quotidiennes et réciter les Psaumes ; ce qu'il faisait avec toute la ferveur dont il était capable. Quand il fut en âge de se marier, son oncle lui trouva femme. C'était une orpheline qu'on employait comme servante dans la maison du Rabbin de Tarnow.
Eliézer Lippa aimait aller à la synagogue prier avec l'assemblée des fidèles. Il aimait répondre « Amen » avec chaleur, et il écoutait avec ravissement la lecture de la Torah. Sachant que la Maison d'Etude et de Prières était un lieu saint, il ne s'adonnait jamais aux futiles bavardages quand il s'y trouvait. Et chacun admirait sa simplicité, sa sincérité, sa bonté.
Un jour, il assistait au Beth Hamidrache à la leçon quotidienne que Rabbi Guédaliah, le melamed (instituteur), donnait aux adultes entre les offices de min'ha et maariv, car il aimait écouter ce dernier qui avait l'art d'enseigner des choses simples que quiconque pouvait comprendre. Au cours de la leçon, Eliézer Lippa l'entendit dire que D.ieu aime celui qui n'a pas honte de se livrer à un travail honnête pour gagner sa vie. Il décida aussitôt de changer de métier : au lieu d'être un colporteur, il serait un travailleur manuel.
Il fut pendant quelque temps maçon, puis constructeur de fours, puis bûcheron, s'aidant aussi de quelque activité supplémentaire au gré des saisons. Ainsi faisait-il du jardinage ou participait aux fenaisons.
Porteur d'Eau
Quelque dix ans après son mariage, il eut un fils auquel il donna le nom de son propre père, Elimélekh. Il n'avait pas connu ce dernier, mais on lui avait dit que c'était un homme de bien, aussi grand érudit que plein d'humilité, et qui exerçait le métier de tailleur.
Cinq ou six ans plus tard, sa femme lui donna un autre garçon qu'il appela Méchoulam-Zoussia, d'après le nom de son beau-père.
Les deux garçons n'étaient pas de santé robuste. De plus, en dépit du fait que leur père se fût imposé le lourd sacrifice de leur donner de bons mélamedim, ils n'avaient pas beaucoup d'inclination pour l'étude.
Eliézer Lippa était pour l'heure porteur d'eau. La rivière était assez éloignée du quartier où il vivait. Il devait y aller puiser l'eau, et la porter jusqu'aux maisons de ceux qui pouvaient s'offrir le luxe de ses services. Il avait de la chance : il pouvait compter sur quatre clients à qui il portait de l'eau tous les jours et qui le payaient bien. Il eût consenti avec joie de porter aussi l'eau à l'une des quatre synagogues de la ville, bénévolement, bien sûr. Mais un autre porteur d'eau assurait déjà ce service. Il le connaissait ; il se nommait Zalman-Dov.
Un jeune inconnu
Un jour qu'Eliézer Lippa traversait le marché, conduisant la charrette que tirait son cheval et sur laquelle il avait chargé un grand baril plein d'eau, il vit un groupe d'hommes assemblés autour d'un étranger qui leur parlait. Parmi eux il reconnut quelques amis, dont Zalman-Dov.
L'étranger était un Juif, jeune, le visage orné d'une barbe, et fort simplement vêtu. Sa voix avait quelque chose de chaleureux, que soulignait le regard amical de ses yeux d'un bleu profond. Eliézer Lippa arrêta son cheval, épongea son front couvert de sueur – car afin d'aider la pauvre bête, il venait de pousser la charrette le long de la pente raide qui montait de la berge – et s'approcha pour écouter lui aussi l'étranger. Le groupe grossissait à vue d'œil.
Le jeune inconnu commençait un récit tiré du Midrache. Il s'agissait d'un homme très riche qui, accompagné de ses serviteurs, conduisait un bœuf gros et gras vers les étables situées à proximité du Beth-Hamikdache pour l'offrir en sacrifice à D.ieu. Soudain, le bœuf refusa d'avancer. L'homme et ses serviteurs eurent beau faire, la bête, pesante, puissante, ne bougea pas. Un pauvre homme vint à passer qui portait chez lui un paquet de légumes verts destinés à nourrir sa famille. Quand il vit les vains efforts des hommes pour décider le bœuf à avancer, il alla vers la bête et, puisant dans son paquet, lui donna à manger. Puis, tout en continuant à offrir sa nourriture à l'animal, il se mit à marcher en direction des étables. Le bœuf le suivit, et bientôt tout le monde arriva sans encombre à destination. L'opération avait coûté au pauvre homme toutes ses provisions, mais il était heureux d'avoir pu venir en aide à quelqu'un en difficulté. Plein de satisfaction, le donateur offrit son sacrifice, et il n'en fut pas peu fier. Mais la nuit, en rêve, il entendit une voix qui lui disait : « Le sacrifice du pauvre était plus grand que le tien, et plus acceptable ! »
Sincérité et ferveur
Et l'étranger poursuivit en expliquant comment D.ieu sonde le cœur de chacun, et combien Il aime qu'on soit humble et sincère. Le denier du pauvre, offert de tout cœur, est agréé par D.ieu plus qu'un don infiniment plus important, mais offert avec orgueil. De même, les prières et les Psaumes d'un homme simple, même s'il ne connaît pas entièrement le sens, pourvu qu'ils soient récités avec sincérité et ferveur, sont mieux acceptés par D.ieu. Et le plus petit service, même un simple mot amical à un prochain, font plaisir à notre Père Céleste, qui dit à Ses anges : « Voyez les beaux enfants que J'ai, et qu'ils sont bons les uns pour les autres ! » Et D.ieu les bénit.
Bouche bée, comme tous les autres assistants, Eliézer Lippa écoutait avec ravissement les paroles de l'inconnu. Quand il poursuivit son chemin, le discours de cet homme résonnait encore à ses oreilles et faisait battre son cœur. Il enviait le pauvre homme aux légumes verts, et il se demandait comment lui, le porteur d'eau, pourrait jamais accomplir une action qui plairait tant à D.ieu.
Quand Eliézer Lippa rentra chez lui, il raconta à sa femme la scène du marché et lui répéta ce qu'il put des paroles de l'étranger. Il aimerait tant faire quelque chose qui témoignerait de sa totale dévotion à D.ieu. Mais quoi ?
Une grande mitsva
Cette pensée occupa son esprit pendant des semaines. Puis soudain, un jour, une idée lui vint dont il s'empressa de faire part à sa femme : il offrirait à Zalman-Dov d'échanger les quatre synagogues contre les quatre bons clients qui constituaient pour lui le plus clair de son gagne-pain. Cela signifiait pour lui une perte considérable. Mais qu'était cela en regard de la joie que lui donnerait ce sacrifice, en regard de la mitsva de fournir en eau les saints lieux de prières et d'étude de la Torah ? Pourvu seulement que d'abord sa femme, Zalman-Dov ensuite, y consentissent. Et pour donner plus de poids à sa suggestion, il se hâta d'ajouter que peut-être cette mitsva leur vaudrait, à sa compagne et à lui, une amélioration de la santé de leurs enfants et de leurs aptitudes à l'étude de la sainte Torah.
L'accord de l'épouse
Il savait qu'il ne parlait de cela en vain, car il n'ignorait pas combien sa femme avait de regret surtout en ce qui concernait le chapitre des études. Chaque vendredi ne cuisait-elle à l'intention des pauvres deux pains supplémentaires au nom de ses deux garçons ? De même, elle avait l'habitude d'allumer deux bougies dans la synagogue en priant le Tout-Puissant de dispenser à ses fils la lumière de la Torah. De temps en temps, elle participait au jeûne d'un jour qu'observait son mari, et elle distribuait les repas non consommés aux besogneux. Tout cela, afin que D.ieu dans Sa miséricorde bénît ses enfants et qu'ils fissent des progrès dans leurs études. Ceci dit, est-il besoin d'ajouter que la vertueuse épouse approuva, sans hésiter, l'idée de son mari. Qu'un tel sacrifice signifiât des privations accrues pour tous, elle s'en rendait bien compte ; mais elle n'y arrêta pas un instant sa pensée.
Zalman-Dov accepte
Le cœur battant d'une émotion non exempte d'inquiétude, Eliézer Lippa se rendit chez Zalman-Dov et fit son offre. Ce dernier qui était pourvu d'une nombreuse famille n'en menait pas large.
Avec tant de bouches à nourrir, un gain supplémentaire trouverait vite son emploi chez lui. Il accepta. Eliézer Lippa vola chez lui annoncer à sa femme la très bonne nouvelle.
Il s'attela à sa nouvelle tâche avec enthousiasme. Chaque fois qu'il tirait de la rivière l'eau destinée aux synagogues, son cœur débordait de joie, car il pensait que tous les Juifs de la ville s'en serviraient pour se laver les mains à leur entrée dans le saint lieu avant de faire leurs prières.
Les années passèrent. Méchoulam-Zoussia, le plus jeune des fils, devint Bar-mitsva. L'aîné, Elimélekh, allait, lui, avoir dix-huit ans. Ils décidèrent d'aller ensemble à une yéchivah. Rien ne pouvait faire plus de plaisir à leurs parents. Et comme les garçons allaient être absents de la maison pour un certain nombre d'années, Eliézer Lippa et sa femme eurent l'idée d'accueillir à leur place sous leur toit deux garçons du Talmud Torah local qui étaient dans le besoin.
De temps en temps, un voyageur, de passage dans la ville, apportait au couple des nouvelles de leurs fils. Elles étaient excellentes, puisque les deux étudiants avançaient à grands pas dans leurs études. Cela mettait les parents au comble du bonheur. Ils avaient la certitude que les sacrifices que leur imposait l'approvisionnement en eau des quatre Synagogues, ajoutés à la mitsva de garder sous leur toit et d'entretenir les deux étudiants démunis, leur valaient ce surcroît de bonté divine. Leur reconnaissance était sans bornes à l'égard de l'étranger qui, pour avoir proféré quelques paroles sorties directement de son cœur, avait transformé leur vie, et fait d'eux des créatures de D.ieu plus méritantes qu'auparavant.
Comment auraient-ils pu se douter que cet inconnu n'était autre que le saint Rabbi Israël, le célèbre Baal Chem Tov ?
Rejoignez la discussion