Quand le Baal Chem Tov vivait à Medzibozh, il était déjà connu pour sa sainteté. Les gens arrivaient en foule des coins les plus éloignés du pays pour écouter ses paroles de sagesse et recevoir sa bénédiction.
Dans la même ville vivait également un négociant fort riche – auquel nous donnerons le nom de Simon – qui refusait de croire que le Baal Chem Tov fût un grand homme. Il ne voulait même pas frayer avec lui et ne permettait à personne de sa maison d'aller lui rendre visite. Même ses employés avaient été avertis qu'au cas où ils agiraient contrairement à sa volonté, ils perdraient tout simplement leur place. Eh oui ! Des Simon, on en rencontre, hélas, en tout temps et en tous lieux.
Le riche négociant avait engagé un éminent érudit en Talmud comme maître pour ses enfants ; celui-ci avait également la charge d'entretenir une conversation sur la Torah pendant qu'il prenait ses repas avec la famille. La sagesse et une grande noblesse de caractère distinguaient cet érudit remarquable ; et le Baal Chem Tov souhaitait l'avoir comme disciple. De son côté, le précepteur avait beaucoup entendu parler du grand maître et désirait vivement lui rendre visite et assister à ses cours. Mais il savait combien sévère sur la question était celui qui le faisait vivre. Pauvre et sans foyer, il avait besoin de son emploi comme melamed (maître) dans la maison de Simon. Aussi est-ce avec beaucoup de regret qu'il dut se résigner et renoncer à son vœu le plus cher.
Une nuit de vendredi, après s'être plongé dans la lecture de la Torah jusqu'à l'extinction des bougies, le melamed alla se coucher et s'endormit aussitôt. Il rêva qu'il marchait dans les rues afin de respirer un peu d'air frais avant de rentrer poursuivre son étude. Il marcha longtemps. Quand il eut dépassé les limites de la ville, il se trouva tout à coup devant une splendide demeure, toute de marbre et d'ivoire. Il n'en avait jamais vu de semblable. Des massifs de fleurs merveilleux l'entouraient. Il contempla avec ravissement, pendant un long moment, ce superbe spectacle, et respira avec délices les parfums suaves qui en émanaient. Puis il eut envie de pénétrer dans la maison. Belle comme elle était de l'extérieur, quelles splendeurs elle devait receler !
Il fit le tour de la belle demeure, cherchant en vain une entrée. La difficulté ne fit qu'aiguillonner sa curiosité. Il chercha encore et finit par découvrir une fenêtre qu'il pouvait atteindre sans trop d'effort. Il se hissa jusqu'à elle et jeta un coup d'œil à l'intérieur.
Il s'attendait à voir un prince ou un noble couvert de soie, de satin et d'or. Le spectacle qui s'offrit à sa vue correspondait si peu à son attente qu'il lui causa la plus vive surprise : il vit une vaste salle d'une simplicité extrême, remarquable par l'absence totale de décoration, et éclairée d'une lumière intense. Au centre, une longue table à la tête de laquelle était assis le Baal Chem Tov ; ses disciples l'entouraient. Il leur parlait, et eux écoutaient, attentifs à ses moindres paroles. Tous les visages irradiaient une joie profonde.
« Il faut que je pénètre dans la maison ! », se dit, irrésistiblement attiré, le melamed. Il n'avait pas oublié l'avertissement de Simon, simplement il ne s'en souciait plus. « Et puis, si je perds ma place, tant pis ! », pensa-t-il.
Il se mit de nouveau à la recherche d'une porte et fut enchanté de la trouver sans difficulté. Mais elle était fermée. Il s'inquiéta, et se mit à cogner. Apparemment personne ne l'entendait ni ne faisait attention à lui.
Les larmes montèrent à ses yeux. Il revint à sa fenêtre, regarda encore à travers le carreau et fit de grands efforts pour au moins percevoir les paroles du Baal Chem Tov. Il put ainsi entendre distinctement chacun de ses mots. Ce que disait le maître était si merveilleux de sagesse que le melamed sentit son cœur déborder de joie.
Le Baal Chem Tov termina son discours, et le melamed, se réveillant aussitôt, se rendit compte qu'il venait de rêver. Mais les paroles du maître demeuraient présentes à sa mémoire ; il s'en souvenait même avec délice. Il sauta hors de son lit, se lava les mains, puis se répéta plusieurs fois, jusqu'à ce qu'il fût sûr de ne plus l'oublier, la merveilleuse leçon du Baal Chem Tov. Puis il se recoucha car il devait se lever de bonne heure.
Le lendemain matin il se réveilla comme d'habitude et le souvenir de son rêve lui revint dans tous ses détails. Mais dans ses détails matériels seulement, car quand il essaya de se rappeler les paroles de Torah du maître vénéré, il constata avec effroi que sa mémoire, jusque-là si fidèle et si prompte, n'en avait rien retenu. Il s'efforça, s'obstina, rien n'y fit ; il ne put retrouver un seul mot.
Cet échec compromettait déjà le Chabbat pour lui. De ne pouvoir se souvenir de la Torah entendue dans son rêve l'affligeait tellement qu'il lui fut difficile de se concentrer sur ses prières dans la Synagogue ; et plus tard la nourriture savoureuse du Chabbat lui parut insipide. Témoin de ce trouble insolite, le riche négociant s'en irrita et lui demanda la raison de ce changement si subit d'humeur. Le melamed n'en voulut rien dire.
À mesure que le jour passait, le désir de connaître les merveilleuses paroles de Torah qu'il avait entendues en rêve, de vif devenait lancinant. Son âme, bouleversée le rendait désormais insensible à l'avertissement de celui dont dépendait son gagne-pain. Rien n'eût pu le retenir d'aller chez le Baal Chem Tov dans l'espoir d'entendre à nouveau les paroles miraculeuses. Mais il se souvenait que dans son rêve l'accès à la maison de songe lui était interdit, et il pensa que sans doute il n'était pas digne d'un tel honneur.
L'heure de la Seoudah Chelichith1 approchait. Le moral du melamed était au plus bas. Il n'avait pu de tout le jour se livrer à l'étude, comme il le faisait habituellement, et le désir de retrouver ce qu'il avait entendu en rêve brûlait au-dedans de lui plus vivement que jamais.
À un moment, le chammache2 du Baal Chem Tov parut et l'informa que le maître désirait le voir. La joie du melamed ne connut pas de bornes. Simon, le négociant, essaya de l'arrêter. « Si tu y vas, c'est inutile que tu reviennes dans cette maison ! » lui dit-il d'un ton menaçant. L'autre, sans y prêter la moindre attention, se précipita au-dehors et, aussi vite que le permettait le Chabbat, il se dirigea vers la demeure du Baal Chem Tov.
Autour de ce dernier, qui s'apprêtait à entamer la Seoudah Chelichith, il trouva un grand nombre d'érudits et de simples auditeurs. Quand ceux-ci virent le melamed, ils s'écartèrent pour lui laisser le passage. Le Baal Chem Tov, l'apercevant à son tour, lui sourit et l'invita à s'asseoir tout près de lui.
Le moment de grande inspiration vint quand le Maître commença à parler de Torah. Le melamed écouta avec attention, et plus le discours du saint Baal Chem Tov avançait, plus l'émerveillement de l'invité augmentait, car le saint homme ne faisait que répéter, mot pour mot, les paroles que le melamed l'avait entendu prononcer la nuit précédente dans son rêve.
Le trouble de ce dernier fut à son comble quand l'angoisse qui avait étreint son cœur tout le jour durant soudain l'abandonna. C'en était trop pour lui ; il tint bon un moment encore. Mais quand le Baal Chem Tov eut terminé son discours, le melamed, à bout de résistance, s'affaissa sans connaissance.
Quelques instants plus tard, il revint à lui. Le Maître lui demanda en souriant : « Pourquoi étais-tu si bouleversé ? N'avais-tu pas entendu précédemment mes paroles ? »
Alors, le melamed compris que son rêve n'était pas un rêve ordinaire. C'était plus qu'un rêve. À partir de ce jour, il devint l'un des disciples les plus proches et les plus respectés du Baal Chem Tov.
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